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coïncidence que la poste et l’hôtel venaient de faire une double erreur.

Le lendemain matin, je me mis en retard, je ne trouvai pas Saint-Loup déjà parti pour déjeuner dans ce château voisin. Vers une heure et demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès son arrivée, quand, en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction même où j’allais, un tilbury qui, en passant près de moi, m’obligea à me garer ; un sous-officier le conduisait le monocle à l’œil, c’était Saint-Loup. À côté de lui était l’ami chez qui il avait déjeuné et que j’avais déjà rencontré une fois à l’hôtel où Robert dînait. Je n’osais pas appeler Robert comme il n’était pas seul, mais voulant qu’il s’arrêtât pour me prendre avec lui, j’attirai son attention par un grand salut qui était censé motivé par la présence d’un inconnu. Je savais Robert myope, j’aurais pourtant cru que, si seulement il me voyait, il ne manquerait pas de me reconnaître ; or, il vit bien le salut et le rendit, mais sans s’arrêter ; et, s’éloignant à toute vitesse, sans un sourire, sans qu’un muscle de sa physionomie bougeât, il se contenta de tenir pendant deux minutes sa main levée au bord de son képi, comme il eût répondu à un soldat qu’il n’eût pas connu. Je courus jusqu’au quartier, mais c’était encore loin ; quand j’arrivai, le régiment se formait dans la cour où on ne me laissa pas rester, et j’étais désolé de n’avoir pu dire adieu à Saint-Loup ; je montai à sa chambre, il n’y était plus ; je pus m’informer de lui à un groupe de soldats malades, des recrues dispensées de marche, le jeune bachelier, un ancien, qui regardaient le régiment se former.

— Vous n’avez pas vu le maréchal des logis Saint-Loup ? demandai-je.

— Monsieur, il est déjà descendu, dit l’ancien.

— Je ne l’ai pas vu, dit le bachelier.

— Tu ne l’as pas vu, dit l’ancien, sans plus s’occuper