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Car je continuais à leur demander avidement de classer les différents officiers dont je savais les noms, selon l’admiration plus ou moins grande qu’ils leur semblaient mériter, comme jadis, au collège, je faisais faire à mes camarades pour les acteurs du Théâtre-Français. Si à la place d’un des généraux que j’entendais toujours citer en tête de tous les autres, un Galliffet ou un Négrier, quelque ami de Saint-Loup disait : « Mais Négrier est un officier général des plus médiocres » et jetait le nom nouveau, intact et savoureux de Pau ou de Geslin de Bourgogne, j’éprouvais la même surprise heureuse que jadis quand les noms épuisés de Thiron ou de Febvre se trouvaient refoulés par l’épanouissement soudain du nom inusité d’Amaury. « Même supérieur à Négrier ? Mais en quoi ? donnez-moi un exemple. » Je voulais qu’il existât des différences profondes jusqu’entre les officiers subalternes du régiment, et j’espérais, dans la raison de ces différences, saisir l’essence de ce qu’était la supériorité militaire. L’un de ceux dont cela m’eût le plus intéressé d’entendre parler, parce que c’est lui que j’avais aperçu le plus souvent, était le prince de Borodino. Mais ni Saint-Loup, ni ses amis, s’ils rendaient en lui justice au bel officier qui assurait à son escadron une tenue incomparable, n’aimaient l’homme. Sans parler de lui évidemment sur le même ton que de certains officiers sortis du rang et francs-maçons, qui ne fréquentaient pas les autres et gardaient à côté d’eux un aspect farouche d’adjudants, ils ne semblaient pas situer M. de Borodino au nombre des autres officiers nobles, desquels à vrai dire, même à l’égard de Saint-Loup, il différait beaucoup par l’attitude. Eux, profitant de ce que Robert n’était que sous-officier et qu’ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu’il fût invité chez des chefs qu’elle eût dédaignés sans cela, ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s’y trouvait quelque