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ne m’éveiller pour aucune visite, sauf si c’était celle d’une ou l’autre de ces jeunes filles, ces battements de cœur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir), et ces jours-là ma rage si je n’avais pu trouver un coiffeur pour me raser et devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée ; sans doute cet état, renaissant alternativement pour l’une ou l’autre, était aussi différent de ce que nous appelons amour, que diffère de la vie humaine celle des zoophytes où l’existence, l’individualité si l’on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais l’histoire naturelle nous apprend qu’une telle organisation animale est observable, et que notre propre vie, pour peu qu’elle soit déjà un peu avancée, n’est pas moins affirmative sur la réalité d’états insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer, quitte à les abandonner ensuite. Tel pour moi cet état amoureux divisé simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt indivisé, car le plus souvent ce qui m’était délicieux, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l’espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie, c’était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans l’ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette bande d’herbe où étaient posées ces figures, si excitantes pour mon imagination, d’Albertine, de Rosemonde, d’Andrée ; et cela, sans que j’eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si précieux, laquelle j’avais le plus envie d’aimer. Au commencement d’un amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à l’objet de cet amour, mais plutôt le désir d’aimer dont il va procéder (et plus tard le souvenir qu’il laisse) erre voluptueusement dans une zone de charmes interchangeables — charmes parfois simplement de nature, de gourmandise, d’habitation — assez harmoniques entre eux pour qu’il ne se sente, auprès d’aucun,