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réalité glaciale qui ne devait pas être définitive. Une fois que je l’eus reçue, chaque fois qu’à l’heure du déjeuner on apportait le courrier, je reconnaissais tout de suite quand c’était de lui que venait une lettre, car elle avait toujours ce second visage qu’un être montre quand il est absent et dans les traits duquel (les caractères de l’écriture) il n’y a aucune raison pour que nous ne croyions pas saisir une âme individuelle aussi bien que dans la ligne du nez ou les inflexions de la voix.

Je restais maintenant volontiers à table pendant qu’on desservait, et si ce n’était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande pouvaient passer, ce n’était plus uniquement du côté de la mer que je regardais. Depuis que j’en avais vu dans des aquarelles d’Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j’aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d’une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l’éclairage, l’altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l’or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s’installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d’eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j’essayais de trouver la beauté là où je ne m’étais jamais figuré qu’elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des « natures mortes ».

Quand, quelques jours après le départ de Saint-Loup, j’eus réussi à ce qu’Elstir donnât une petite matinée