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où comme le dormeur éveillé nous voyons les personnes dont nous avions si ardemment rêvé que nous avions cru que nous ne les verrions jamais qu’en rêve.

L’apaisement apporté par la probabilité de connaître maintenant ces jeunes filles quand je le voudrais me fut d’autant plus précieux que je n’aurais pu continuer à les guetter les jours suivants, lesquels furent pris par les préparatifs du départ de Saint-Loup. Ma grand’mère était désireuse de témoigner à mon ami sa reconnaissance de tant de gentillesses qu’il avait eues pour elle et pour moi. Je lui dis qu’il était grand admirateur de Proudhon et je lui donnai l’idée de faire venir de nombreuses lettres autographes de ce philosophe qu’elle avait achetées ; Saint-Loup vint les voir à l’hôtel, le jour où elles arrivèrent qui était la veille de son départ. Il les lut avidement, maniant chaque feuille avec respect, tâchant de retenir les phrases, puis s’étant levé, s’excusait déjà auprès de ma grand’mère d’être resté aussi longtemps, quand il l’entendit lui répondre :

— Mais non, emportez-les, c’est à vous, c’est pour vous les donner que je les ai fait venir.

Il fut pris d’une joie dont il ne fut pas plus le maître que d’un état physique qui se produit sans intervention de la volonté, il devint écarlate comme un enfant qu’on vient de punir, et ma grand’mère fut beaucoup plus touchée de voir tous les efforts qu’il avait faits (sans y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les remerciements qu’il aurait pu proférer. Mais lui, craignant d’avoir mal témoigné sa reconnaissance, me priait encore de l’en excuser, le lendemain, penché à la fenêtre du petit chemin de fer d’intérêt local qu’il prit pour rejoindre sa garnison. Celle-ci était, en effet, très peu éloignée. Il avait pensé s’y rendre, comme il faisait souvent, quand il devait revenir le soir et qu’il ne s’agissait pas d’un départ définitif, en voiture. Mais il eût fallu cette fois-ci qu’il