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monde, cette chose qui me semblait, quand je résonnais, si étrangère à ma nature, si inconcevable, l’ivresse du danger. Mais même fussé-je, quand il y en a un, et mortel, qui se présente, dans une période entièrement calme et heureuse, je ne pourrais pas, si je suis avec une autre personne, ne pas la mettre à l’abri et choisir pour moi la place dangereuse. Quand un assez grand nombre d’expériences m’eurent appris que j’agissais toujours ainsi, et avec plaisir, je découvris et à ma grande honte, que contrairement à ce que j’avais toujours cru et affirmé, j’étais très sensible à l’opinion des autres. Cette sorte d’amour-propre inavoué n’a pourtant aucun rapport avec la vanité ni avec l’orgueil. Car ce qui peut contenter l’une ou l’autre ne me causerait aucun plaisir et je m’en suis toujours abstenu. Mais les gens devant qui j’ai réussi à cacher le plus complètement les petits avantages qui auraient pu leur donner une moins piètre idée de moi, je n’ai jamais pu me refuser le plaisir de leur montrer que je mets plus de soin à écarter la mort de leur route que de la mienne. Comme mon mobile est alors l’amour-propre et non la vertu, je trouve bien naturel qu’en toute circonstance ils agissent autrement. Je suis bien loin de les en blâmer, ce que je ferais, peut-être, si j’avais été mû par l’idée d’un devoir qui me semblerait dans ce cas être obligatoire pour eux aussi bien que pour moi. Au contraire, je les trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m’empêcher de faire passer au second plan la mienne, ce qui est particulièrement absurde et coupable, depuis que j’ai cru reconnaître que celle de beaucoup de gens devant qui je me place, quand éclate une bombe, est plus dénuée de prix. D’ailleurs le jour de cette visite à Elstir, les temps étaient encore loin où je devais prendre conscience de cette différence de valeur, et il ne s’agissait d’aucun danger, mais simplement, signe avant-coureur du pernicieux amour-propre, de ne