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jeune gommeux, fils poitrinaire et fêtard d’un grand industriel et qui, tous les jours, dans un veston nouveau, une orchidée à la boutonnière, déjeunait au champagne, et allait, pâle, impassible, un sourire d’indifférence aux lèvres, jeter au Casino sur la table de baccarat des sommes énormes « qu’il n’a pas les moyens de perdre » disait d’un air renseigné le notaire au premier président duquel la femme « tenait de bonne source » que ce jeune homme « fin de siècle » faisait mourir de chagrin ses parents.

D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes, au sujet d’une vieille dame riche et titrée, parce qu’elle ne se déplaçait qu’avec tout son train de maison. Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l’inspectaient insolemment avec leur face à main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l’apparence suspecte qu’après le résultat défavorable d’une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une grimace de dégoût.

Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer que, s’il y avait certaines choses dont elles manquaient — dans l’espèce certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle — c’était non pas parce qu’elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les posséder. Mais elles avaient fini par s’en convaincre elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l’étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu’elles fussent malheureuses. Mais tout le monde dans cet hôtel agissait sans doute de la même