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sel, au-dessus desquels le mot ville s’échappait comme vole dans pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martainville, qui parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma grand’tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face, et qui, aujourd’hui encore, quand ils remontent, comme une bulle gazeuse, du fond de ma mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d’atteindre jusqu’à la surface.

C’étaient, dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou s’accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d’un vert cru et d’une forme désobligeante, comme celle du canapé d’une chambre d’hôtel où l’on vient d’arriver, composées de quelques villas que prolongeait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois leurs hôtes habituels, mais me les montraient par leur dehors — des joueurs de tennis en casquettes blanches, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame, coiffée d’un « canotier », qui, décrivant le tracé quotidien d’une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s’attardait, et rentrait dans son chalet où la lampe était déjà allumée — et qui blessaient cruellement de ces images étrangement usuelles et dédaigneusement familières mes regards inconnus et mon cœur dépaysé. Mais combien ma souffrance s’aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec, en face de l’escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand’mère, sans souci d’accroître l’hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels