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d’une race inconnue, et d’une puissance presque guerrière, grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte. Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n’incommodait pas encore, ayant l’air d’assurance et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette — dussent des passants vulgaires ne pas l’apprécier — était la plus élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement complet ; n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu’ils suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par moment, comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux que quand il ne s’attachait plus à ses amis, mais à un objet inanimé, il avait l’air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle faisait occuper à sa toilette cet intervalle d’élégance dont les hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarade respectaient l’espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes, un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à leur amie comme à un malade sur les soins spéciaux qu’il doit prendre, ou comme à une mère sur l’éducation de ses enfants, compétence et juridiction. Non moins que par la cour qui l’entourait et ne semblait pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l’heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée si longue et où il faudrait qu’elle rentrât bientôt déjeuner ; elle semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa promenade, pareille à celle qu’on fait à petits pas dans son jardin ;