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comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que j’avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé et dont l’existence, désormais tacitement reconnue par le silence qu’elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous. Puis Gilberte cessa de s’en tenir à la prétérition. Elle-même adopta mon point de vue ; et comme dans les toasts officiels, où le chef d’État qui est reçu reprend peu à peu les mêmes expressions dont vient d’user le chef d’État qui le reçoit, chaque fois que j’écrivais à Gilberte : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua pas de répondre : « La vie a pu nous séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous seront toujours chères » (nous aurions été bien embarrassés de dire pourquoi « la vie » nous avait séparés, quel changement s’était produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais dans une lettre que j’avais appris la mort de notre vieille marchande de sucre d’orge des Champs-Élysées, comme je venais d’écrire ces mots : « J’ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien des souvenirs », je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en voyant que je parlais au passé, et comme s’il s’agissait d’un mort déjà presque oublié, de cet amour auquel malgré moi je n’avais jamais cessé de penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que j’écrivais aux indifférents, et me donnaient les mêmes marques apparentes d’affection si douces pour moi à recevoir d’elle.

D’ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n’avaient plus assez