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de la laitière. Hélas, elle n’était que de Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que je dormais m’avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait fait une enveloppe que j’avais cru écrite par la laitière. J’étais affreusement déçu, et l’idée qu’il était plus difficile et plus flatteur d’avoir une lettre de Bergotte ne me consolait en rien qu’elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la retrouvai pas plus que celles que j’apercevais seulement de la voiture de Mme  de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient l’état d’agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois ils veulent parler du désir des êtres, car c’est le seul qui puisse laisser de l’anxiété, s’appliquant à de l’inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop absurde). Pourtant j’étais disposé à juger cette sagesse incomplète, car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m’avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.

Mais peut-être, en espérant qu’un jour, plus libre, je pourrais trouver sur d’autres routes de semblables filles, je commençais déjà à fausser ce qu’a d’exclusivement individuel le désir de vivre auprès d’une femme qu’on a trouvé jolie, et du seul fait que j’admettais la possibilité de le faire naître artificiellement, j’en avais implicitement reconnu l’illusion.

Le jour que Mme  de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui, bâtie sur un tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a conservé son