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D’ailleurs si je m’arrangeais toujours, avant d’aller chez Mme  Swann, à être certain de l’absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu’à ma résolution d’être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d’une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l’intermittence) et me masquait ce qu’elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu’il avait de chimérique. J’étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son pain sec s’il se dit que tout à l’heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d’entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte — tout en même temps que la séparation s’effectuait mieux — si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m’étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d’autre part, en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.

Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme  Swann m’avait dit : « C’est très bien de venir voir Gilberte, mais j’aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j’ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard. » J’avais donc l’air, en allant la voir, de n’obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme  Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu’à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d’un Paris plus sombre