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se complaisait, car ils sortaient de ce qu’elle-même était à ce moment-là. L’écart était même parfois tellement grand entre les deux Gilberte qu’on se demandait, vainement du reste, ce qu’on avait pu lui faire pour la retrouver si différente. Le rendez-vous qu’elle vous avait proposé, non seulement elle n’y était pas venue et ne s’excusait pas ensuite, mais quelle que fût l’influence qui eût pu faire changer sa détermination, elle se montrait si différente ensuite, qu’on aurait cru que, victime d’une ressemblance comme celle qui fait le fond des Ménechmes, on n’était pas devant la personne qui vous avait si gentiment demandé à vous voir, si elle ne vous eût témoigné une mauvaise humeur qui décelait qu’elle se sentait en faute et désirait éviter les explications.

— Allons, va, tu vas nous faire attendre, lui dit sa mère.

— Je suis si bien près de mon petit papa, je veux rester encore un moment, répondit Gilberte en cachant sa tête sous le bras de son père qui passa tendrement les doigts dans la chevelure blonde.

Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort. Quand il n’y aurait plus de Charles Swann, il y aurait encore une Mlle Swann, ou une Mme X., née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu. Même à l’aimer trop peut-être, pensait sans doute Swann, car il répondit à Gilberte : « Tu es une bonne fille » de ce ton attendri par l’inquiétude que nous inspire, pour l’avenir, la tendresse trop passionnée d’un être destiné à nous survivre. Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre conversation sur la