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autre façon et pour des raisons différentes par plus d’un jeune homme avec qui il avait été élevé — il décrit autour de lui une zone d’ombre, une terra incognita, fort visible en ses moindres nuances pour tous ceux qui l’habitent, mais qui n’est que nuit et pur néant pour ceux qui n’y pénètrent pas et la côtoient sans en soupçonner, tout près d’eux, l’existence. Aucune Agence Havas n’ayant renseigné les cousines de Swann sur les gens qu’il fréquentait, c’est (avant son horrible mariage, bien entendu) avec des sourires de condescendance qu’on se racontait dans les dîners de famille qu’on avait « vertueusement » employé son dimanche à aller voir le « cousin Charles » que, le croyant un peu envieux et parent pauvre, on appelait spirituellement, en jouant sur le titre du roman de Balzac : « Le Cousin Bête ». Lady Rufus Israels, elle, savait à merveille qui étaient ces gens qui prodiguaient à Swann une amitié dont elle était jalouse. La famille de son mari, qui était à peu près l’équivalent des Rothschild, faisait depuis plusieurs générations les affaires des princes d’Orléans. Lady Israels, excessivement riche, disposait d’une grande influence et elle l’avait employée à ce qu’aucune personne qu’elle connaissait ne reçût Odette. Une seule avait désobéi, en cachette. C’était la comtesse de Marsantes. Or, le malheur avait voulu qu’Odette étant allé faire visite à Mme de Marsantes, lady Israels était entrée presque en même temps. Mme de Marsantes était sur des épines. Avec la lâcheté des gens qui pourtant pourraient tout se permettre, elle n’adressa pas une fois la parole à Odette qui ne fut pas encouragée à pousser désormais plus loin une incursion dans un monde qui du reste n’était nullement celui où elle eût aimé être reçue. Dans ce complet désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette continuait à être la cocotte illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les moindres points de généalogie et qui trompent dans la lecture