Page:Proudhon - Manuel du Spéculateur à la Bourse, Garnier, 1857.djvu/497

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dieu et à l’Église ; il n’y a pour lui, dans ce bas monde, point d’espérance : Lasciate ogni speranza !

On comprend d’abord que le problème ne saurait recevoir sa solution d’une multitude fougueuse, obéissant à ses seuls instincts, en qui une longue oppression a tué l’intelligence. Il faut ici, pour initiateurs immédiats des masses travailleuses, des hommes qui, sortis de leur sein, aient reçu de la civilisation dont ils supportent le fardeau une somme de connaissances, et qui aient appris à l’école des exploiteurs à se passer d’eux. De tels initiateurs, ayant un pied dans la civilisation et l’autre dans la barbarie, ne se trouvent qu’en petit nombre, même chez les nations les plus avancées dans l’industrie, telles que la France et l’Angleterre. Et ce qu’il y a de pis, ces ouvriers d’élite, précisément à cause de leur caractère ambigu, sont généralement, vis-à-vis de leurs frères moins instruits, les plus mal accueillis, sinon les plus mal disposés de tous les hommes. Barbarie d’un côté, orgueil de l’autre, il semble que la classe ouvrière conspire, par toutes ses catégories, contre ses propres libertés.

« Lorsque, dit un économiste, les ouvriers anglais, sans éducation, sont débarrassés de la chaîne de fer dans laquelle les retiennent les patrons en Angleterre, et qu’ils sont traités avec l’urbanité et les égards que, sur le continent, on a l’habitude de montrer aux ouvriers les mieux élevés, les ouvriers anglais perdent tout à fait l’équilibre ; ils ne comprennent plus leur position, et au bout d’un certain temps, ils deviennent indisciplinables et inutiles. Ces résultats se manifestent en Angleterre même : aussitôt que l’idée d’égalité entre dans la tête de l’ouvrier anglais ordinaire, la tête lui tourne ; quand il cesse d’être servile, il devient insolent. » (J. Stuart Mill, Principes d’Économie politique, t. I, p. 128.)

Ce vice de cœur, qui n’est pas rare non plus chez l’ouvrier français, et qui s’aggrave encore ici d’une excessive mobilité de caractère, constitue dans l’état présent de la société, où le prolétariat n’a rien à attendre que de lui-même, le plus grand obstacle à son affranchissement.

Il s’agit donc, et toute la difficulté est là, de former une réunion d’ouvriers doués d’une certaine dose de moralité et d’intelligence, capables de concevoir les lois de l’économie