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nombre infini de dépêches télégraphiques qui révoquaient les ordres de ventes, et les remplaçaient par des ordres d’achat. »

Voilà bien la meule qui tourne à vide, selon l’expression de J.-B. Say. Un déplacement de capitaux, stérile au point de vue de la production nationale, fatal aux victimes qui y perdent leurs moyens d’existence et de travail : telle est la Bourse. Ce n’est ni plus ni moins qu’une transformation de la loterie tant décriée. La police traque à outrance les rares tripots clandestins où quelques fils de famille vont risquer, avec des filles, une partie de leurs revenus ; elle protège la Bourse où les pères engloutissent, avec des escrocs, le patrimoine de leurs femmes, la dot de leurs filles, l’établissement de leurs garçons. Il y a donc, comme dit le professeur, une grande et une petite morale.

Dès qu’on ne s’assemble que pour jouer, qu’importe que l’on joue sur des chimères ou sur des réalités ?

« L’histoire de la tulipomanie en Hollande est aussi féconde en enseignements que celle d’aucune autre époque. C’est dans l’année 1634 que les principales villes des Provinces-Unies commencèrent à se lancer dans un trafic destructeur de toute espèce de commerce. La fureur du jeu qu’il alluma provoqua l’avidité du riche et les folles espérances du pauvre, fit monter la valeur d’une fleur au delà de son pesant d’or, et finit, comme toutes les frénésies de la même espèce se terminent ordinairement, par toutes les fureurs et toutes les misères du désespoir. Pour quelques personnes enrichies, il y en eut un nombre prodigieux de ruinées. En 1634, on recherchait les tulipes avec le même empressement qu’on a mis, en 1844, à se procurer des promesses d’actions de chemins de fer. La spéculation a suivi exactement la même marche dans les deux cas. On prenait l’engagement de livrer certains oignons ; et, par exemple, lorsqu’il ne s’en trouvait que deux semblables sur le marché, comme cela arriva une fois, alors château, terres, chevaux, bœufs étaient vendus pour payer les différences. On passait des contrats et on payait des milliers de florins pour des tulipes que ni le courtier, ni le vendeur, ni l’acheteur ne devaient jamais voir.

« On peut juger jusqu’où allait cette manie, quand on voit établi par diverses autorités qu’il y avait telle tulipe que l’on paya en valeurs égalant 2,900 fr. ; une autre variété fut payée 2,000 florins (2,320 fr.) ; on donna, en échange d’une troisième, un carrosse neuf,