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croyait, entendait aussi peu la Révolution que la philosophie ; — qu’au lieu de se lancer, comme tout l’y invitait, dans la carrière politique, il ait arrangé sa petite vie loin du flux et reflux de la popularité, des orages du parlement et des écueils du pouvoir, ménager de sa réputation, craignant sur toute chose de se compromettre, désireux de ne se brouiller avec personne et de s’assurer un superbe enterrement, il serait d’autant plus injuste, à mon avis, de l’en blâmer, qu’il se faisait justice et qu’en pareil cas tout individu doit être cru sur parole.

Béranger n’en reste pas moins le premier poëte français du dix-neuvième siècle : de quel calibre est cet homme ?

Béranger appartient à la Révolution, sans nul doute ; il vit de sa vie ; ses chansons, comme les fables de La Fontaine, les comédies de Molière et les contes de Voltaire, ont conquis parmi le peuple et les hautes classes une égale célébrité. Et c’est ce qui élève Béranger au-dessus de tous les poëtes contemporains : en fait d’art et de poésie, une pareille universalité d’admiration est décisive et dispense de tout autre argument.

Béranger est-il initiateur, comme furent les anciens lyriques, comme Homère, Virgile, Corneille, Boileau, Molière, La Fontaine, Voltaire ? A-t-il en lui le concept, l’idée ?

À cette question je réponds sans hésiter : Non, Béranger n’a rien du poëte initiateur ; c’est un écho, une harpe éolienne. Lui-même le dit quelque part : Je suis un luth suspendu, qui résonne dès qu’on y touche. Que la voix publique vienne ébranler son âme, il chantera ; lui-même ne la devance pas. Seul il se trompe constamment ; il ne connaît ni sa route, ni son étoile.

Pour le style et les mœurs, je parle ici des mœurs poétiques, c’est simplement un disciple de Voltaire et de Parny ; aucune qualité propre ne le distingue, si ce n’est peut-être la fatigue et l’obscurité trop fréquente de ses vers. Sa plaisanterie et ses gaudrioles sont en général puisées à deux sources suspectes, l’impiété et l’obscénité. Ses chansons bachiques n’ont pas non plus la joie franche des chansons gauloises : elles sont d’un poëte qui se met à table ; il y a de la recherche,