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Mais l’individualité de Rome allait bientôt se perdre dans l’universalité des nations ; l’épopée du peuple-roi devait donc devenir aussi la leur. Que répondraient les évangélistes virgiliens à ces races déshéritées, quand elles viendraient demander leur part dans ce règne de la Providence, leur place à ce nouveau soleil ; quand, dans cette apocalypse des destinées romaines, elles chercheraient leurs traditions, leurs destinées et leurs dieux ? Que diraient-ils à la Grèce, attestant ses héros, ses poëtes, ses législateurs et ses sages, opposant avec orgueil aux césars son Alexandre ? à Jérusalem la sainte, appelant à grands cris son Moïse, et ses prophètes, et son Messie ? à Memphis la vénérable, montrant son âge et sa science mystérieuse écrits en caractères sacrés sur des monuments six fois vieux comme le Capitole ? à Babylone la superbe, dont les astronomes calculaient le mouvement des astres mille ans avant que l’étoile de Vénus conduisît Énée sur le Tibre ? Que diraient-ils à la Gaule, vaincue par ses dissensions intestines plus que par l’épée de César, et qui n’avait abdiqué sa personnalité qu’à la condition d’entrer au banquet impérial ? à l’Espagne, semi-africaine, amie de Carthage et d’Annibal ? à l’Italie, enfin, à cette Étrurie sacerdotale, à cet héroïque Samnium, à toutes ces cités disparues, dont les âmes pleurantes avaient droit au souvenir de l’humanité ?

Telle qu’elle est sortie des mains de son auteur, l’Énéide consacrait une épouvantable iniquité ; au lieu d’annoncer la Justice, elle glorifiait l’idéal prétorien. Ce n’est pas pour rien que la conscience des peuples se souleva, et, contre l’égoïsme de la vieille Rome, contre l’orgueil des césars, contre l’œuvre du plus grand des poëtes, refaisant à sa manière l’épopée humanitaire, produisit le christianisme. Deux mille vers répartis entre les douze chants de l’Énéide eussent rendu peut-être l’espérance et la séré-