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éloquente, ajouter à l’admiration si justement méritée de trente siècles. Qu’eût pu faire de mieux Virgile ? Rien. Il ne l’a pas essayé, et je l’en loue : de pareilles choses ne peuvent ni se répéter, ni se copier, bien moins encore se surpasser.

Ce que la vie humaine offre de plus idéal, l’amour légitime, Homère s’en est emparé : il n’a rien laissé à faire après lui. La séparation de Briséis est encore bien touchante ; mais sa condition est inférieure, bien qu’admise par les mœurs grecques : aussi cet épisode est-il hors de toute comparaison avec le premier. Le ton de l’Iliade s’élève ou s’abaisse selon ta beauté naturelle des choses : c’est la loi du poëte grec. Ce qui tourne à l’ignoble, au laid, à l’impureté, il l’effleure, le raille ou s’en abstient.

Cependant la civilisation avait marché, il fallait marcher avec elle. Que va faire Virgile ?

Il s’empare de cette situation inférieure de Briséis, de cet amour de tolérance, non pour l’élever à la hauteur du mariage solennel : un poète de nos jours n’y eût pas manqué ; non pour glorifier, en rabaissant l’union légitime, le concubinat, même légal ; mais pour montrer, par ce que la passion et le remords ont de plus touchant, de plus tragique, de plus idéal, l’abîme immense qui sépare la sérénité glorieuse de l’épouse des joies de l’amour clandestin. Virgile dérobe Lavinie, l’épouse trois fois sainte ; il met en scène l’amante d’un jour, que les dieux n’ont pas jugée digne du mariage. Ce que Didon pleure, en s’accusant, ce n’est pas, comme l’amante d’Abailard ou la perruquière du Lutrin, ses plaisirs perdus ; c’est le mariage, sur lequel sa folie a anticipé, per optatos hymenœos… Et comme, dans Virgile, par la complication des rapports sociaux qu’il avait à peindre, chaque épisode doit être à plusieurs fins, il a trouvé le secret de faire de l’amour sitôt dédaigné de Didon la condamnation