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je fusse expulsé comme athée, je reçus une lettre envoyée de province. L’écriture était belle, l’orthographe irréprochable ; assez de distinction dans le style. Ni signature, ni adresse ; l’auteur cependant était une femme, de plus, disait-elle, jeune encore, vivant dans le monde, qui allait au bal, quand il y avait des bals, et qui, depuis la République apparemment, ne s’occupait plus que des choses de Dieu. Dans le pli de la lettre, une médaille de la Vierge, attachée à un cordon de soie.

« Vous ne voulez pas de Dieu, me disait-elle. Malheureux ! que voulez-vous donc ?… Vous ne me connaissez pas, et probablement vous ne me connaîtrez jamais ; mais vous m’avez fait bien du mal… Je vous le demande en grâce, Monsieur, portez cette petite médaille, bien précieuse pour moi, et notre bonne Mère vous sauvera malgré vous. Je vous l’envoie à l’insu de mon mari, bien que sans doute il m’eût approuvée. Comme vous, Monsieur, il est un homme d’intelligence, mais avec la différence que lui croit en Dieu et l’adore. »

Sur-le-champ, j’ôte mon habit, ma cravate, et je passe sous ma chemise la petite médaille…. Aujourd’hui que le temps est loin, je ne puis m’empêcher de frémir encore de mon imprudence. Se figure-t-on l’athée portant une pièce bénie ?… Supposez qu’un soir, ramassé dans la rue, mort ou blessé, le médecin du quartier eût découvert sur ma peau cette relique ! Quel scandale ! Comme les conjectures seraient allées !… J’étais un homme perdu. Eh ! dures cervelles, comme disait le Christ, corps sans âmes, si j’ai perdu la foi à Dieu, j’ai gagné la foi à l’humanité, cette foi qui se définit Justice et Indulgence. Que me fait la dévotion plus ou moins superstitieuse d’une femme ? Que pèsent à mes yeux ses prétentions à la sainteté et à la littérature ? Je ne crois pas plus à son génie qu’à ses miracles ; mais je crois à son héroïsme, à son dévoûment, à cette tendresse surhumaine, qui, malgré la foi, proteste en elle contre la