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arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. À peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose ; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. L’idée de ma personnalité se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, prunelles, blessons, alises, merises, églantines, lambrusques, fruits sauvages ; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’alme nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent.

Hélas ! je ne pourrais plus aujourd’hui faire de ces superbes picorées. Sous prétexte de prévenir les dégâts, l’administration a fait détruire tous les arbres fruitiers des forêts. Un ermite ne trouverait plus sa vie dans nos bois civilisés. Défense aux pauvres gens de ramasser jusqu’aux glands et aux faînes ; défense de couper l’herbe des sentiers pour leurs chèvres. Allez, pauvres, allez en Afrique et dans l’Orégon :

……. Veteres migrate coloni !

Que d’ondées j’ai essuyées ! que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps, à la bise ou au soleil ! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources ! Je grimpais sur les arbres ; je me fourrais dans les cavernes ; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous,