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pauvreté comme d’une punition. Je sentais confusément la vérité du mot de la vieille femme, que pauvreté n’est pas vice, mais est pis ; qu’elle nous rabaisse, nous avilit, et petit à petit nous rend dignes d’elle.

Ne pouvant vivre avec la honte, l’indignation succéda. D’abord ce ne fut qu’une noble émulation de m’élever, par mon travail et mon intelligence, au niveau des heureux : tant il est vrai qu’il n’est pas une passion qui, prise dans une certaine mesure et par un certain biais, ne puisse s’ériger en vertu. Mais le calcul m’eut bientôt démontré que restant dans ma sphère d’ouvrier je ne deviendrais jamais riche : alors l’émulation se changea en colère, et la colère me conduisit vous devinez où, à rechercher, un peu mieux que ne l’avait fait Rousseau, l’origine de l’inégalité des conditions et des fortunes.

Un autre se fût fait contrebandier ou rat de cave : je résolus d’étudier à fond, pièce à pièce, cette machine économique qu’absolvait l’Église, et qui produisait fatalement, selon J.-B. Say et Destutt de Tracy, l’inégalité. Savoir c’est posséder, me dis-je, puisque science, c’est richesse et capital ; avec la science j’aurai ma part. Et je me promis bien, si je parvenais à savoir quelque chose, de n’être point avare de mes découvertes : car donner c’est encore posséder, c’est le nec plus ultrà de la possession.

Je commençai donc par rejeter de ma croyance la morale chrétienne et toute espèce de morale, prenant pour règle de ne reconnaître comme bien ou mal que ce que ma conscience, assistée de ma raison, m’aurait démontré clairement être tel ; cherchant en moi-même, comme avait fait Descartes pour la philosophie générale, le principe premier des lois, l’aliquid inconcussum sur lequel je pourrais fonder l’édifice de mes droits et de mes devoirs, me conformant du reste, dans toute ma conduite, aux institutions établies, sans les rejeter ni les admettre.