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La féodalité a pesé sur l’Europe pendant dix siècles, et partout elle a laissé d’impérissables vestiges.

507. Dans l’ancienne Germanie, le sol n’était point approprié : chaque famille labourait tous les ans et semait une portion de terrain ; puis, la récolte faite, la terre redevenait commune ; l’agriculture n’engendrait ni possession ni propriété. Du reste, tous les hommes étaient égaux, libres et souverains.

Mais, après la conquête des provinces romaines, les Barbares, dérogeant à leur habitude d’exploitation annale, partagèrent le territoire envahi : les terres, considérées comme butin, furent, ainsi que les meubles, les étoffes précieuses, l’argent et les bijoux, tirées au sort, et de ce partage naquirent les alleux, les lots, propriétés franches, indépendantes, personnelles, absolues, inaliénables. On demandera peut-être comment les mêmes hommes, qui dans leur mère-patrie ne souffraient aucune appropriation du sol, renoncèrent si vite à un usage dans lequel ils trouvaient leur plus sûre garantie d’égalité et d’indépendance. Peut-être ne faut-il voir dans cet événement qu’une crise physiologique : la conquête de l’Empire, en même temps qu’elle mettait fin à la civilisation gréco-romaine, détermina l’avénement des Barbares à l’âge viril, et les fit sortir de la condition nomade. En effet, à partir de ce moment, la tribu s’efface parmi eux pour faire place à l’homme : la cupidité s’éveillant à l’aspect des dépouilles romaines, le caractère individuel, dans ces bandes où jusque-là n’existait pas de nom propre, se constitue. La propriété allodiale s’établit d’elle-même, et, par une sorte de conspiration tacite et générale, il n’y eut pour cela ni délibération, ni champ de mai. Chacun alléché par le butin trouva bon d’en avoir sa part, et de posséder, exclusivement à tout autre, le lot qui lui était échu. Personne ne fit de remontrances : c’était une terre ennemie que l’on partageait ; il semblait que, pour ce qui venait de l’ennemi, la propriété fût permise. Et qui d’ailleurs, à cette époque, parmi les Romains et les Barbares, dans l’Église et le forum, eût su prévoir les choses de si loin ?

508. En conséquence du partage des terres, et d’après l’esprit d’égalité germaine, l’homme libre était seigneur et maître dans son alleu, avait autorité et juridiction sur tout ce qu’il contenait, meubles et immeubles, hommes et bêtes. L’arimannie ou propriété allodiale impliquait droit de juger et de punir, droit de faire prendre les armes et de mener à la guerre, droit de surveillance, de travail, de concession et de main-morte. L’homme libre pouvait se dire, et était réellement, dans son alleu, roi, administrateur et juge, seul et unique industriel.

Quant aux différends qui pouvaient naître entre les hommes