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Cet argument, outre qu’il explique le fait par le fait même, suppose de plus que l’homme ne pouvait directement représenter par la parole les choses abstraites et intelligibles ; mais le fait vient démentir cette assertion. Ce qu’il y a de plus exclusivement intelligible au monde, c’est le rapport : or les signes de rapport sont non-seulement contemporains des signes d’intuition, mais encore, comme ces derniers, primitifs et spéciaux aux idées qu’ils représentent. Tels sont les articles, prénoms, prépositions et conjonctions, qu’aucune analyse, soit logique, soit étymologique, n’a pu ramener à des signes concrets, détournés de leur signification primitive, à des métaphores. Bien plus, les mots qui semblaient devoir le mieux traduire la catégorie de substance, les substantifs, sont tous formés d’après les apparences et modifications des objets, et d’après les rapports qu’ils soutiennent entre eux ; quant aux verbes, ou attributs propres à la catégorie de cause (force, vie, action), ils sont d’une construction plus complexe et n’ont paru que tard dans le langage. De sorte que, dans les langues, tout fut d’abord signe de phénomène et signe de rapport, c’est-à-dire expression symbolique de la série et de ses formes. Et que serait-ce si, descendant de plus en plus dans l’analyse étymologique, on montrait les substantifs et les attributifs formés de radicaux amorphes, d’articulations élémentaires, qui tous peuvent être considérés comme des particules relatives ? Comment accorder alors, dans le système de Kant, cette lenteur du langage à créer des expressions pour les idées générales de substance, cause, espace et temps, avec la création spontanée des signes de rapport et de série ?…

354. Ceci nous mène à une observation curieuse, mais dont le lecteur ne sera pas surpris. L’ordre de l’aperception spontanée des concepts est inverse de celui de leur détermination scientifique.

On a vu tout à l’heure comment l’examen de la série, de ses éléments, de ses lois et de ses modes, conduit successivement des concepts de totalité, pluralité, unité ; limitation, négation, réalité ; nécessité, existence, possibilité, aux concepts plus généraux de Quantité, Qualité, Modalité ; puis à ceux de Cause et de Substance, et de ceux-ci aux idées de Temps et d’Espace. Mais, dans la première période de son éducation intellectuelle, l’Humanité ne parvient point aux concepts par cette voie d’analyse : elle y est portée de plein saut par la vivacité de l’intuition, et s’élance du premier bond aux sommets de la métaphysique, Dieu, l’Infini, l’Espace, le Temps, la Substance, la Cause, la Série, la Pensée ; enfin commence l’observation autoptique amenant à sa suite la méthode. Arrivée à ce terme, la raison remonte la pente qu’elle avait