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LE COUPLE AU JARDIN

Elle n’avait pas toujours été libre, la pauvre femme : mariée toute jeunette à une brute alcoolique, pendant sept ans, elle avait été traitée comme une bête de somme et rouée de coups. Libérée de l’ivrogne par une providentielle pneumonie, alors qu’elle pensait respirer, elle avait connu des jours pires : tout ce que peut redouter une malheureuse créature au cœur de chien fidèle, affamée de tendresse… Temps affreux, jusqu’au jour où le hasard l’avait jetée sur la route du maître de Pomponiana — le père de Nérée. Une fois parlant à Blanche du maître disparu, Fine avait dit : « Madame, cet homme-là, ses yeux étaient comme deux sources fraîches ! » Elle disait encore : « Quand je suis arrivée au domaine, j’étais un poisson crevé qui revient à la vie en se retrouvant dans l’eau pure ».

Dans cette maison bénie, sous des yeux toujours bienveillants, elle fournissait un travail énorme, mais l’organisait à sa guise ; chantait pendant des heures outrageusement faux, sans que personne lui enjoignît de se taire ; et, lorsqu’elle s’attardait sous les oliviers, son bol vide sur les genoux, sa pantoufle dansant au bout du pied, Madamo lui souriait en passant ; Moussu Nérée lui jetait une plaisanterie ; la jolie petite madame lui disait un mot de gentillesse ; personne ne lui aurait jamais rappelé que son temps appartenait à ceux qui le payaient. Fine, le cœur gonflé de reconnaissance, se disait qu’elle avait trouvé au domaine Pomponiana mieux que la sécurité matérielle, mieux qu’une atmosphère affectueuse ; quelque chose de plus haut, qu’elle n’aurait su nommer. Elle ignorait les mots de dignité humaine ; mais elle sentait profondément la chose.

Du seuil de la cuisine, Blanche regardait la servante ; elle regardait le coq Jupiter grattant en liberté dans un