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Elle est imposante, carrée à la base, circulaire comme un poteau géant et tronqué, haute et massive, et l’indication qui était à sa surface a été enlevée mais laisse un trou circulaire comme un nombril — le nombril de la distance aurait dit Victor Hugo !

Ce bloc de pierre est gros, laid, lourd, banal, et je ne sais pourquoi je ne puis passer devant lui sans voir tout à coup surgir devant mes yeux la subite, vivante et obsédante vision de tout le passé de la France elle-même !

Et cependant je ne me crois pas plus borné qu’un autre.

Les carrosses du roi-soleil, de Madame de Sévigné, de la Pompadour et de bien d’autres gentes femmes ont passé devant cette borne, et, impassible, elle a vu défiler devant elle de longues suites de générations passant cahotées, empilées et serrées dans les diligences, dans les coches, dans les pataches et les guimbardes du bon vieux temps, et elle a souri dans son âme bornée, et elle a palpité dans son cœur de pierre, en voyant passer des milliers de freluquets se rendant dans leur cabriolet à quelque joli rendez-vous d’amour dans les petites maisons de la banlieue !

Et, ému moi-même jusqu’aux larmes, devant tout ce passé qui chante dans ma mémoire, je reste là planté comme une borne devant cette borne — ça en fait deux — et je suis pris d’une envie, folle de l’interviewer ; puis une idée m’ob-