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si je lui dis que je n’étais pas pleinement rassuré.

Il commençait à faire sombre quand j’arrivai à la maison du commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et terrible ; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui m’avait amené entra pour annoncer mon arrivée ; il revint aussitôt, et m’introduisit dans cette chambre où, la veille, j’avais dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau étrange s’offrit à mes regards. À une table couverte d’une nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, était assis Pougatcheff, entouré d’une dizaine de chefs cosaques, en bonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec des visages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point parmi eux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine et l’ouriadnik.

« Ah ! ah ! c’est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant. Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place au banquet ! »

Les convives se serrèrent ; je m’assis en silence au bout de la table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure, me versa une rasade d’eau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas. J’étais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheff était assis à la place d’honneur, accoudé sur la table et appuyant sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage, réguliers et agréables, n’avaient aucune expression farouche. Il s’adressait souvent à un homme d’une cinquantaine d’années, en l’appelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tous se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune déférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de l’assaut du matin, du succès de la révolte et de leurs prochaines