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LE FRANÇAIS

toi aussi, j’l’sais. Il faut garder nos terres rien qu’pour ceux d’par chez nous.

André Duval frappa sa pipe de plusieurs petits coups secs sur un piquet de clôture, en vida le fourneau du reste des cendres poudreuses qu’elle contenait et, pendant qu’il la rebourrait, dans sa blague, de tabac frais, haché très gros, il continua, éloquent presque, sentant à mesure qu’il parlait, venir à ses lèvres des mots qu’il n’avait jamais dits :

« Ah ! on sait bien que ces Français, ces Belges, ces Anglais qui viennent s’établir chez nous, sur nos terres, on sait bien qu’ils sont obligés de devenir vite comme nos gens ; il n’y a pas à se « rebicheter ». Mais je trouve, quand même qu’il faut empêcher ça. Ils seront jamais des vrais Canadiens ; il y aura toujours, chez eux, quelque chose qui « clochera ». On sait bien aussi qu’nos terres manquent de bras pour les cultiver comme on l’voudrait et qu’on a dans not’province des étendues terribles de forêts qui resteront toujours des forêts s’il n’y a que nous autres pour en faire d’là terre neuve… Tout ça, c’est vrai, on l’sait ; mais, comme tu dis, j’ai compris, vas ! c’que tu m’disais, tantôt de c’que ta fille t’a raconté. Il y a par-dessus tout ça, l’âme de nos terres et c’est c’qu’on doit garder coûte que coûte…

André Duval s’arrêta une minute et, frappé d’une émotion subite qu’il sentait monter en lui sous l’effet de ses propres paroles, il tira de sa pipe une large bouffée de fumée, la lança avec force dans l’air, avala sa salive en deux coups de gorge rapides et, se tour-