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artistes) soient une race irritable, cela est bien entendu ; mais le pourquoi ne me semble pas aussi généralement compris. Un artiste n’est un artiste que grâce à son sens exquis du beau, — sens qui lui procure des jouissances enivrantes, mais qui en même temps implique, enferme un sens également exquis de toute difformité et de toute disproportion. Ainsi un tort, une injustice faite à un poète qui est vraiment un poète, l’exaspère à un degré qui apparaît, à un jugement ordinaire, en complète disproportion avec l’injustice commise. Les poètes voient l’injustice, jamais là où elle n’existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n’en voient pas du tout. Ainsi la fameuse irritabilité poétique n’a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu’ordinaire relative au faux et à l’injuste. Cette clairvoyance n’est pas autre chose qu’un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du beau. Mais il y a une chose bien claire, c’est que l’homme qui n’est pas (au jugement du commun) irritabilis, n’est pas poète du tout. »

Ainsi parle le poète lui-même, préparant une excellente et irréfutable apologie pour tous ceux de sa race. Cette sensibilité, Poe la portait dans les affaires littéraires, et l’extrême importance qu’il attachait aux choses de la poésie l’induisait souvent en un ton où, au jugement des faibles, la supériorité se faisait trop sentir. J’ai déjà remarqué, je crois, que plusieurs des préjugés qu’il avait à combattre, des idées fausses, des jugements vulgaires qui circulaient autour de lui, ont depuis longtemps infecté la presse française. Il ne sera donc pas inutile de rendre compte sommairement de quelques-unes de ses plus importantes opinions relatives à la composition poétique. Le parallélisme de l’erreur en rendra l’application tout à fait facile.

Mais, avant toute chose, je dois dire que la part étant faite au poète naturel, à l’innéité, Poe en faisait une à la science, au travail et à l’analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. Non seulement il a dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa volonté le démon fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré ces sensations exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique, si rares et si précieux qu’on pourrait vrai-