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LA RÉPUBLIQUE

Quels sont
les meilleurs juges ?

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Mais le juge, mon ami, c’est par l’âme qu’il commande à l’âme. Or il ne convient pas que l’âme vive dès la jeunesse dans le commerce d’âmes perverses, ni qu’elle ait passé elle-même par la pratique de tous les crimes, à seule fin qu’elle puisse rapidement conjecturer d’après elle-même les crimes des autres, comme le médecin diagnostique les maladies d’après les siennes. Il faut au contraire qu’elle soit restée pendant la jeunesse innocente et pure de vice, si l’on veut qu’elle juge sainement, grâce à sa propre honnêteté, de ce qui est juste. Voilà pourquoi aussi les gens de bien se montrent simples dans leur jeunesse et sont facilement dupes des méchants : bils ne trouvent pas en eux-mêmes de modèles de la mentalité des pervers.

Oui, dit-il, c’est bien ainsi qu’ils sont.

Ainsi, repris-je, le bon juge ne saurait être jeune ; il faut qu’il soit vieux, qu’il ait appris tard ce qu’est l’injustice, qu’il ne l’ait pas connue comme un vice personnel logé dans son âme, mais qu’il l’ait étudiée longtemps, comme un vice étranger, dans l’âme des autres, et qu’il discerne quelle sorte de mal elle est par la science, cet non par sa propre expérience.

Ce serait sans doute un juge idéal, dit-il, qu’un juge ainsi formé.

Et ce serait le bon juge que tu réclamais, dis-je ; car celui qui a l’âme bonne est bon. Au contraire cet homme habile et prompt à soupçonner le mal, qui lui-même ayant commis mille injustices se croit adroit et sage, quand il est en rapport avec ses semblables, fait preuve d’une clairvoyance supérieure, parce qu’il voit dans sa propre conscience l’image de la leur ; quand au contraire il se trouve avec des gens de bien déjà avancés en âge[1], dalors il laisse voir son incapacité par sa méfiance déplacée et par son ignorance de la droiture, dont il n’a point de modèle en lui-même. Mais comme il rencontre plus de méchants que d’hommes de bien, il passe plutôt pour éclairé que pour ignorant à ses yeux et à ceux d’autrui.

  1. Platon songe ici à son maître Socrate condamné par des juges incapables de le comprendre. Cf. VII 617 A et Théét. 174 C.