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LA RÉPUBLIQUE

content de prendre leurs biens aux citoyens, les a réduits eux-mêmes en servitude, au lieu de ces noms ignominieux, il est appelé heureux et fortuné non seulement par ses concitoyens, cmais encore par tous ceux qui viennent à savoir l’injustice intégrale qu’il a commise[1] ; car si on blâme l’injustice, ce n’est pas qu’on craigne de la pratiquer, c’est qu’on craint de la subir. Conclus, Socrate, que l’injustice, poussée à un degré suffisant, est plus forte, plus digne d’un homme libre, plus royale que la justice, et, comme je le disais en commençant, que la justice est l’intérêt du plus fort, et que l’injustice se vaut à elle-même avantage et profit.


dXVII  Ayant ainsi parié, Thrasymaque pensait à se retirer, après avoir, comme un baigneur, versé sur nos oreilles la masse énorme de son discours. Mais la compagnie s’opposa à son départ et le força de rester pour rendre compte de ce qu’il venait d’avancer. De mon côté, je l’en priai instamment et je lui dis : « divin Thrasymaque, c’est après nous avoir lancé un pareil discours que tu songes à nous quitter, sans avoir démontré suffisamment ou sans avoir appris si la chose est comme tu dis ou non ! dCrois-tu donc n’avoir entrepris de définir qu’une chose de peu d’importance, et non la règle de conduite que chacun doit suivre pour tirer de la vie le meilleur parti ?

Est-ce donc, dit Thrasymaque, que j’en juge autrement ?

Tu en as l’air, répondis-je ; ou alors c’est que tu ne te soucies pas de nous et qu’il t’importe peu que nous vivions heureux ou non, faute de connaître ce que tu prétends savoir. Daigne plutôt, excellent homme, nous en instruire nous aussi ; 345je t’assure que tu ne feras pas un mauvais placement en obligeant la nombreuse compagnie que nous sommes. Pour moi, je te le déclare, je ne suis pas persuadé et je ne crois pas que l’injustice soit plus profitable que la

  1. Dans le Gorgias, 470 D, Polos soutient que le roi de Macédoine Archélaos, qui, pour arriver au trône, avait commis tous les crimes, est heureux, et Socrate lui répond (472 A) : « En fait, sur l’exemple allégué par toi, tous les Athéniens, ou peu s’en faut, diront comme comme toi. » Euripide aussi fait souvent l’éloge des tyrans, par exemple Troad. 1169, Phœn. 524, Fr. 202.