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bonne chère et d’autres amusements du même genre, et ils se chagrinent, comme s’ils avaient perdu des biens considérables ; il faisait bon vivre alors ; à présent ce n’est même b plus vivre. Quelques-uns se plaignent aussi des outrages auxquels leur grand âge les expose de la part de leurs proches, et là-dessus ils rebattent tous les maux dont la vieillesse est pour eux la cause. Mon avis à moi, Socrate, c’est que ces vieillards ne touchent pas la véritable cause ; car, si la vieillesse était la vraie cause, elle aurait eu le même effet sur moi et sur tous ceux qui sont arrivés à cet âge[1]. Or j’ai rencontré au contraire des vieillards animés de sentiments bien différents, entre autres le poète Sophocle. J’étais un jour près de lui, c quand on lui demanda : « Où en es-tu, Sophocle, à l’égard de l’amour ? es-tu encore capable d’entreprendre une femme ? – Tais-toi, l’ami, répondit Sophocle ; je suis enchanté d’être échappé de l’amour, comme si j’étais échappé des mains d’un maître enragé et sauvage. » Sa réponse me parut belle alors, et aujourd’hui encore elle ne me paraît pas moins belle. Il est certain en effet qu’à l’égard de ces troubles des sens la vieillesse assure la paix et la franchise complètes. Quand les passions ont perdu leur violence et se sont relâchées, c’est à d la lettre que le mot de Sophocle se réalise : on est délivré d’une foule de tyrans forcenés. Quant à ces regrets des vieillards et à leurs chagrins domestiques, il n’y a qu’une sorte de cause, et ce n’est pas la vieillesse, Socrate, mais le caractère des hommes. S’ils sont sages et d’humeur facile, la vieillesse alors est peu pénible ; sinon, Socrate, ce n’est pas seulement la vieillesse, c’est encore la jeunesse qui est fâcheuse, avec un caractère difficile.


IV  Et moi, émerveillé de sa réponse, et désireux de l’entendre encore, je le poussai à continuer en lui disant : Je

  1. Cicéron a imité ce passage de fort près dans son De Senectute III, 7 et 8 : J’ai souvent entendu les plaintes de gens de mon âge ; car, comme dit le vieux proverbe, qui se ressemble s’assemble volontiers. J’ai entendu C. Salinator et Sp. Albinus, personnages consulaires, à peu près de mon âge, regretter et d’être privés des plaisirs sans lesquels ils comptaient la vie pour rien, et d’être négligés par ceux qui les honoraient auparavant. Mais je crois qu’ils n’accusaient pas ce qu’il fallait accuser ; car, si c’était la faute de la vieillesse, nous éprouverions les mêmes désagréments, moi et les autres gens âgés, etc. »