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INTRODUCTION

de celui qui la prononce, des vénérations et des tendresses invétérées (595 b/c), combien elle est cependant logique et naturelle à la fin de la République, cette condamnation de la poésie par le plus grand poète en prose qui fut jamais ! Car ce poète est un lutteur, il livre ici « un combat dont la justice est l’enjeu », un enjeu qu’il ne faut sacrifier « ni à l’argent, ni aux honneurs, ni à quelque autorité que ce soit, ni même à la poésie » (608 b).

Il lutte en réformateur politique et social, et contre qui ? Contre une autorité politique et sociale, autorité qu’il juge déformatrice et perverse. Ne nous leurrons pas, en effet ; si nous sommes choqués, comme d’un contresens presque ridicule, de l’entendre demander à Homère « quelle constitution il a réformée, quelles lois établies, quelle guerre menée à bien, quelle école de vie fondée, quelle invention utile produite » (599 b-600 b), c’est que nous sommes, nous, les fils, d’ailleurs vieillis, d’un siècle dilettante et d’une société qui cultive ou cultiva « l’art pour l’art », et qui ne demandait à la poésie que les enchantements d’une vie et d’un monde irréels. Mais la société grecque lui demandait et en recevait autre chose : tout ce qu’une société croyante voudrait trouver dans ses livres saints, dût-elle les tourmenter pour les faire parler selon ses vœux, et tout ce qu’un peuple jeune cherche dans ses chroniques, aidé au besoin par des commentateurs experts. Leçons de morale et de savoir-faire, de sagesse et d’adresse individuelle, de politique, de religion, mais aussi de stratégie et de toutes sortes de techniques militaires ou civiles, voilà ce que les Grecs cherchaient depuis toujours chez leurs poètes, surtout chez le plus grand de tous, et l’Homérolatrie avait ses prêtres et ses exégètes : aucune question ne restait sans réponse. Le réformateur lutte donc ici contre une force, qu’il juge d’autant plus dangereuse qu’elle est plus séduisante, plus pénétrante et plus ignorante, en même temps que plus directement opposée aux méthodes et à l’esprit de la réforme qu’il entreprend.

Il lutte en éducateur rationnel et en savant contre une éducatrice sentimentale et antiscientifique. Lui, qui poursuit la vérité de toute son âme, déteste, dans la poésie, la grande maîtresse d’illusion qu’elle est, comme toute imitation que ne dirige pas la science, et la grande maîtresse d’impression et de suggestion, comme tout art qui endort la raison et sus-