Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome V, 1.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.
534 b
36
ION

certains b jardins[1] et vallons des Muses qu’ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon des abeilles[2], et voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il garde cette faculté, tout être humain est incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles. Par suite, comme ce n’est point en vertu d’un art qu’ils font œuvre de poètes en disant tant de belles choses sur les sujets qu’ils traitent, comme toi sur Homère, c mais par un privilège divin, chacun d’eux n’est capable de composer avec succès que dans le genre où il est poussé par la Muse : l’un dans les dithyrambes, l’autre dans les éloges ; celui-ci dans les hyporchèmes, celui-là dans l’épopée, tel autre dans les iambes ; dans le reste chacun d’eux est médiocre. Car ce n’est point par l’effet d’un art qu’ils parlent ainsi, mais par un privilège divin, puisque, s’ils savaient en vertu d’un art bien parler sur un sujet, ils le sauraient aussi pour tous les autres. Et si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministres, comme les prophètes et les devins d inspirés, c’est pour nous apprendre, à nous les auditeurs, que ce n’est pas eux qui disent des choses si précieuses — ils n’ont pas leur raison — mais la Divinité elle-même qui parle, et par leur intermédiaire se fait entendre à nous. La meilleure preuve à l’appui de notre thèse est Tynnichos de Chalcis[3]. Il n’a jamais fait de poème que l’on pût juger digne de mémoire, à l’exception du péan qui est dans toutes les bouches, peut-être le plus beau de tous les poèmes lyriques, une vraie « trouvaille des Muses », comme il le dit lui-même. Par cet exemple e plus que par aucun autre la Divinité, selon moi, nous démontre, pour prévenir nos doutes, que ces beaux poèmes n’ont pas un caractère humain et ne sont pas l’œuvre des hommes, mais qu’ils sont divins et viennent des

  1. Cf. Pindare, Ol., IX, 26-7 : « Si le sort a bien voulu que ma main sache cultiver le jardin privilégié des Charites » (trad. A. Puech).
  2. Aristophane, Ois., 748-751 : « C’est là que, pareil à l’abeille, Phrynichos allait butiner l’ambroisie de ses vers… »
  3. N’est connu, sauf ce passage, que par Porphyre, De Abst., II, 18 : « Les Delphiens ayant demandé à Eschyle d’écrire un péan, il répondit que Tynnichos l’avait déjà fait dans la perfection. »