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Explication de Socrate.
L’inspiration.

Socrate. — Je le vois, Ion, et même je m’en vais te faire connaître ce que cela signifie, d selon moi. Ce don de bien parler sur Homère est chez toi, non pas un art, comme je le disais tout à l’heure, mais une force divine. Elle te met en branle, comme il arrive pour la pierre qu’Euripide a nommée magnétique, et qu’on appelle communément d’Héraclée[1]. Cette pierre n’attire pas seulement les anneaux de fer eux-mêmes ; elle communique aux anneaux une force qui leur donne le même pouvoir qu’a la pierre, celui d’attirer d’autres anneaux, e de sorte qu’on voit parfois une très longue chaîne d’anneaux de fer suspendus les uns aux autres. Et pour tous, c’est de cette pierre-là que dépend leur force. De même aussi la Muse fait des inspirés par elle-même, et par le moyen de ces inspirés d’autres éprouvent l’enthousiasme : il se forme une chaîne. Car tous les poètes épiques, les bons poètes, ce n’est point par un effet de l’art, mais pour être inspirés par un dieu et possédés qu’ils débitent tous ces beaux poèmes. Il en est de même des bons poètes lyriques : comme les gens en proie au délire des Corybantes 534 n’ont pas leur raison quand ils dansent, ainsi les poètes lyriques n’ont pas leur raison quand ils composent ces beaux vers ; dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et la cadence, ils sont pris de transports bachiques, et sous le coup de cette possession, pareils aux bacchantes qui puisent aux fleuves du miel et du lait[2] lorsqu’elles sont possédées, mais non quand elles ont leur raison, c’est ce que fait aussi l’âme des poètes lyriques, comme ils le disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n’est-ce pas ? les poètes, que c’est à des sources de miel, dans

    sans accompagnement vocal (κιθάρισις). — Orphée, fils de Calliope, Thrace lui aussi, représente ici le chant accompagné de lyre (κιθαρῳδία). — Phémios est l’aède que l’Odyssée montre chantant à contre-cœur devant les prétendants.

  1. Aimant naturel (ou pierre d’aimant), appelé Μαγνῆτις λίθος par Euripide (Nauck, fr. 571, Æneus). Μαγνῆτις se rapporte-t-il à la presqu’île thessalienne de Magnésie ? L’autre nom (pierre d’Héraclée) indiquerait plutôt une ville d’Asie Mineure. L’expression, Λυδικὸς λίθος, dont se sert Sophocle (A. C. Pearson, fr. 800), peut faire penser à Magnésie de l’Hermos, en Lydie. Mais il y avait en Carie, au sud de Magnésie du Méandre, une ville du nom d’Héraclée.
  2. Euripide, Bacchantes, 708-711.