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PHÉDON

tends-tu ? demandai-je. — Comme s’il s’agissait, répondit-il, du tout à fait petit et du tout à fait grand : crois-tu qu’il y ait chose plus rare que de rencontrer du tout à fait grand ou du tout à fait petit, dans l’homme ou dans le chien ou en n’importe quoi d’autre ? Aussi bien, d’ailleurs, pour le fait d’être rapide ou lent, d’être laid ou beau, d’être blanc ou bien noir ? Ou plutôt, n’as-tu point observé que dans toutes les qualités de ce genre les extrêmes, à chaque bout opposé, sont rares et peu nombreux, et qu’au contraire dans l’entre-deux il y a toute la multitude qu’on peut souhaiter ? — Hé ! fis-je, absolument ! — N’est-ce pas ton avis, dit-il, que, si la méchanceté b était matière à concours, il y aurait infiniment peu de gens, là aussi, qui se révéleraient du premier mérite ? — C’est au moins vraisemblable, répondis-je. — Vraisemblable en effet, dit-il.

« Ce n’est pas toutefois de ce côté-là qu’il y a de la ressemblance entre les raisonnements et l’humanité ! Mais tu ouvrais la marche, et je n’ai fait que te suivre[1]… Non, c’est plutôt de celui-ci : on a mis sa confiance dans la vérité d’un raisonnement, sans s’y connaître en matière de raisonnements ; puis, voilà qu’un peu plus tard on le juge faux, ce que parfois il est, mais parfois aussi n’est pas ; et derechef autrement, et encore autrement. Dès lors c’est surtout à ceux dont le temps se passe à raisonner pour et contre, c qu’il arrive, tu le sais bien, de s’imaginer enfin que, parvenus au comble de la sagesse, ils sont les seuls à avoir reconnu qu’il n’existe, dans les choses pas plus que dans les raisonnements, rien de rien qui soit sain ni davantage stable ; toute la réalité étant au contraire tout bonnement dans une manière d’Euripe, remontant et redescendant tour à tour le courant, sans aucun moment de repos, en aucun point que ce soit[2]. — Rien assurément de plus vrai, dis-je. — Par suite, dit-il, ce serait un accident déplorable, Phédon, s’il est certain qu’il existe un raisonnement qui est vrai, stable et qu’on peut reconnaître pour tel, qu’après, et sous prétexte d qu’on en rencontre d’autres à côté ainsi faits que, sans changer, ils soient tantôt jugés

    d’Alcmène ; Iolaos, neveu du héros, lui vient par bonheur en aide.

  1. L’ironie est évidente ; mais des deux côtés la source du mal est la même : faute de méthode on se jette d’un extrême à l’autre.
  2. La Sophistique se lie au scepticisme logique des Héraclitéens