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GORGIAS

couper la parole. Supposons qu’à l’heure où l’agora se remplit de monde, ayant un poignard d caché sous l’aisselle, je te dise : « Polos, j’ai acquis un pouvoir nouveau, merveilleux instrument de tyrannie ; s’il me plaît qu’un de ces hommes que tu vois périsse sur le champ, celui que j’aurai choisi sera mort aussitôt ; s’il me plaît que tel d’entre eux ait la tête brisée, il l’aura brisée sans délai, ou que son vêtement soit déchiré, le vêtement sera en pièces : tant est grande ma puissance dans la cité. » e Si alors, pour dissiper ton doute, je te montrais mon poignard, tu me répondrais peut-être : « Socrate, à ce compte, il n’est personne qui ne puisse être tout-puissant ; car tu pourrais aussi bien mettre le feu à la maison que tu voudrais, incendier les arsenaux et les trières des Athéniens, brûler tous les navires marchands de la cité et des particuliers. » Mais alors, ce n’est donc pas être tout-puissant que de pouvoir faire tout ce qui vous plaît ? Que t’en semble ?

Polos. — De cette façon-là, assurément non.

470 Socrate. — Peux-tu me dire ce que tu blâmes dans cette sorte de puissance ?

Polos. — Oui certes.

Socrate. — Qu’est-ce donc ? Parle.

Polos. — C’est qu’un homme qui agit ainsi sera forcément puni.

Socrate. — Être puni, n’est-ce pas un mal ?

Polos. — Certainement.

Socrate. — Tu en reviens donc, très cher ami, à estimer qu’il y a grand pouvoir partout où faisant ce qui plaît, on y trouve avantage, et que cela est un bien[1]. Voilà, semble-t-il, ce qu’est un grand pouvoir. Dans le cas contraire, ce serait faible pouvoir et chose mauvaise. Mais examinons encore ceci : ne reconnaissons-nous pas b qu’il vaut mieux quelquefois faire les choses que nous venons de dire, tuer, bannir, dépouiller tel ou tel, et que d’autres fois, c’est le contraire ?

Polos. — Sans doute.

  1. Socrate constate simplement qu’il a fait partager à Polos sa définition du « grand pouvoir ». Il ne s’ensuit nullement qu’ils s’entendent sur le mot avantage : leur accord à cet égard n’est même qu’apparent et vient de la facilité avec laquelle Socrate a provisoirement admis qu’ « être puni était un mal ». On verra bientôt (472 e) ce que vaut pour lui ce postulat.