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MÉNON

Socrate. — Mais, ces hommes-là, Ménon, ne méritent-ils pas d’être appelés divins, eux qui, sans intelligence, obtiennent souvent de grands succès par l’action et par la parole ?

Ménon. — Certainement.

Socrate. — Nous aurons donc raison d’appeler divins ceux dont je parlais, d les prophètes, les devins, tous ceux qu’agite le délire poétique, et nous ne manquerons pas d’appeler divins et inspirés plus que personne les hommes d’État, puisque c’est grâce au souffle du dieu qui les possède qu’ils arrivent à dire et à faire de grandes choses sans rien savoir de ce dont ils parlent.

Ménon. — Sans aucun doute.

Socrate. — Les femmes, Ménon, appellent divins ceux qui sont bons, et quand les Lacédémoniens veulent louer quelqu’un comme homme de bien : C’est un homme divin, disent-ils.

Ménon. — e Ils ont raison, Socrate. Cependant Anytos, ici présent, t’en veut peut-être de ton langage.

Socrate. — Peu m’importe. Pour ce qui est de lui, attendons une autre occasion de l’entretenir. Quant à nous et à notre conversation d’aujourd’hui, si nous avons su diriger notre examen d’un bout à l’autre comme il convenait, il en résulterait que la vertu n’est ni un don de nature ni l’effet d’un enseignement, mais que, chez ceux qui la possèdent, elle vient par une faveur divine[1], sans intervention de l’intelligence, 100 à moins qu’il se trouvât par hasard un homme d’État capable de la transmettre à d’autres. Si un tel homme se rencontrait, on pourrait presque dire de lui qu’il serait parmi les vivants tel qu’Homère[2] représente Tirésias parmi les morts, quand il déclare que seul dans l’Hadès il a la sagesse, et que les autres ne sont que des ombres errantes. De même celui dont je parle apparaîtrait aussitôt, en fait de vertu, comme un être réel entre des ombres.

Ménon. — C’est très bien dit, b Socrate.

Socrate. — Ainsi donc, à en juger par notre raisonnement, la vertu nous semble être, chez ceux où elle se montre, le résultat d’une faveur divine. Qu’en est-il au juste ? Nous

  1. Peut-être est-ce déjà cette conclusion qu’enveloppe et réserve l’allégorie esquissée par Socrate dans le Protagoras (320 a).
  2. Hom. Od. X 495.