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GORGIAS

ma part, mon cher, que mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord et cen opposition avec tout le monde, que de l’être avec moi-même tout seul et de me contredire.


La thèse de Calliclès :
la force est la loi suprême.

Calliclès. — Socrate, tu m’as l’air de lâcher la bride à ton éloquence en véritable orateur politique ; et la raison de cette éloquence, c’est qu’il est arrivé à Polos le même accident qu’il reprochait à Gorgias d’avoir éprouvé avec toi. Il a dit en effet que, lorsque tu demandais à Gorgias si un jeune homme, venant se mettre à son école, sans connaître la justice, pourrait apprendre de lui la justice, Gorgias alors, dpar fausse honte, avait répondu, pour se conformer à l’usage, qu’il la lui enseignerait, les hommes devant s’indigner si l’on répondait autrement. Et Polos ajoutait que cette affirmation de Gorgias l’avait forcé ensuite à se contredire, et que c’est toujours ce que tu cherches ; sur quoi il se moqua de toi, et j’estime qu’alors il avait raison.

Mais voici maintenant qu’il se met dans le même cas que Gorgias, et le reproche précis que je lui fais, c’est de t’avoir accordé que commettre l’injustice fût plus laid que de la subir. Par suite de cet aveu, en effet, il s’est laissé si bien entortiller par tes discours qu’il a dû recevoir le mors, efaute d’avoir osé dire ce qu’il pensait. Ici, en effet, Socrate, sous prétexte de chercher la vérité, tu nous fatigues avec des sophismes de tribune sur ce qui est laid selon la nature et beau selon la loi[1].

Le plus souvent, la nature et la loi se contredisent ; il est donc impossible, si l’on craint par fausse honte de dire ce qu’on pense, de ne pas tomber dans la contradiction. Tu as découvert ce secret, 483et tu t’en sers pour discuter avec mauvaise foi : si l’on te parle de la loi, tu interroges sur la nature, et si l’on te parle de la nature, tu interroges sur la loi. C’est ainsi que tout à l’heure, à propos de l’injustice subie ou commise, quand Polos avait en vue ce qui est le plus laid selon la

  1. Née de l’observation des divergences qui se manifestaient de peuples à peuples jusque sur les principes de la morale (cf. Hérod. III, 38 ; Dialexeis II, 18), l’idée d’opposer l’ordre de la Nature à celui de la Loi était familière aux sophistes (cf. Prot. 337 c). Calliclès la leur emprunte pour fonder sa théorie du droit du plus fort.