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PROTAGORAS


L’injustice peut‑elle être quelquefois bonne ?

« Voyons, lui dis-je ; prenons la question au commencement. Admets-tu que l’on puisse parfois être sage en commettant une injustice ? » — « Soit, » dit-il. — « Ce que tu entends alors par être sage, c’est bien penser ? » — « Oui. » — « Et par bien penser, c’est délibérer comme il faut en se décidant pour l’injustice[1] ? » — « Soit, » dit-il. — « En tant que l’injustice est une bonne affaire, ou une mauvaise ? » — « Une bonne affaire, » dit-il. — « Tu admets que certaines choses sont bonnes ? » — « Oui. » — « N’est-il pas vrai que celles-là sont bonnes qui sont utiles aux hommes ? » — « Par Zeus, dit-il, j’appelle bonnes même des choses qui ne leur sont pas utiles ! »

Il me parut que Protagoras commençait à se rebiffer, qu’il souffrait et que ces questions le mettaient au supplice. Le voyant dans cette disposition, je le ménageai et l’interrogeai avec douceur : « Veux-tu dire, Protagoras, que ces choses ne sont utiles à personne, ou qu’elles ne sont jamais d’aucune utilité ? Et des choses de cette seconde sorte, les appellerais-tu bonnes ? » — « En aucune façon ; mais je sais bien des choses qui sont nuisibles pour les hommes, en fait d’aliments, de boissons, de remèdes, et ainsi de suite, et d’autres qui leur sont utiles ; d’autres qui sont indifférentes pour les hommes, mais non pour les chevaux ; d’autres qui sont bonnes seulement pour les bœufs ou pour les chiens ; d’autres qui ne conviennent à rien de tout cela, mais seulement aux arbres ; et encore, parmi celles-ci, les unes conviennent aux racines, mais sont mauvaises aux jeunes pousses, comme le fumier par exemple, excellent quand on le dépose à côté des racines de toutes les plantes, mais qui ferait périr les tiges et les jeunes branches si l’on voulait l’y appliquer. De même, l’huile fait le plus grand mal à toutes les plantes et est mortelle pour le poil de tous les animaux, sauf l’homme, dont il fortifie au contraire le poil et tout le corps. Le bien est quelque chose de si divers et prend tant de formes que, même pour l’homme, ce qui lui est si utile à l’extérieur est détestable à l’intérieur ; ainsi tous les médecins interdisent l’huile aux malades, sauf

  1. Ce début est obscur ; mais le sens général du développement est clair. Poursuivant son enquête sur la question de l’unité de la vertu, Socrate a successivement étudié les rapports de la justice et de la sain-