Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome III, 1.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.
326 d
42
PROTAGORAS

docilement l’esquisse des lettres, ainsi la cité, traçant à l’avance le texte des lois, œuvre des bons et anciens législateurs, oblige ceux qui commandent et ceux qui obéissent à s’y conformer. Celui qui s’en écarte est frappé d’une sanction, et cette sanction, redressement opéré par la justice, s’appelle chez vous comme ailleurs la reddition de comptes[1]. Et c’est en présence d’un tel effort public et privé en faveur de la vertu, que tu te récries, Socrate, et que tu te demandes si la vertu peut s’enseigner ? L’étonnant, ce serait bien plutôt qu’elle ne pût pas s’enseigner.


La prétendue impuissance de l’éducation.

« D’où vient donc que tant d’hommes de mérite aient des fils médiocres ? Je vais te l’expliquer. La chose n’a rien de merveilleux, si j’ai pu dire avec raison tout à l’heure qu’en cette matière, la vertu, pour qu’une cité pût subsister, il ne devait pas y avoir d’ignorants. Si cette affirmation est vraie (et elle l’est au suprême degré), considère n’importe quelle autre matière d’exercice ou de savoir, à ton choix. Supposons que la cité ne pût subsister sans que nous fussions tous des flûtistes, chacun dans la mesure où il en serait capable ; que cet art aussi fût enseigné par tous et à tous publiquement et dans le privé, qu’on châtiât quiconque jouerait faux, et qu’on ne refusât cet enseignement à personne, de même qu’aujourd’hui la justice et les lois sont enseignées à tous sans réserve et sans mystère, à la différence des autres métiers, — car nous nous rendons service réciproquement, j’imagine, par notre respect de la justice et de la vertu, et c’est pour cela que tous sont toujours prêts à révéler et à enseigner la justice et les lois — eh bien, dans ces conditions, à supposer que nous eussions l’empressement le plus vif à nous enseigner sans réserve les uns aux autres l’art de la flûte, est-ce que tu crois par hasard, Socrate, me dit-il, qu’on verrait plus souvent les fils des bons flûtistes l’emporter sur ceux des mauvais ? Je n’en crois rien quant à moi, mais je pense que celui qui aurait le fils le mieux doué pour la flûte le verrait se distinguer, tandis que le fils mal doué res-

  1. En grec, littéralement « redressements ». Pour Protagoras, qui a d’ailleurs préparé son jeu de mots dès 325 d, par l’image du bâton tordu qu’on redresse, le nom même attribué à la sanction est comme le signe de sa valeur éducative.