Page:Picard - La Veillée de l’huissier, 1887-1888.djvu/7

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il remit la lampe à sa place. Et, d’un ton précipité, avec ennui : Voyons, faites-moi mon affaire.

— Voici la copie pour vous, dit Michiels. Veuillez lire.

Il prit le grimoire et, pour le tenir des deux mains sous la clarté, il se mit aux dents la petite lame, comme le boucher, roux et féroce, qui vient de couper la langue à saint Liévin dans le tableau de Rubens.

Il lut en marmottant. Puis : — Pour quand cette mise à la porte ?

— Pour après-demain. Vous avez le jour franc d’usage.

— Parfait. C’est la Noël tout entière alors. Ça me suffira pour achever ce sujet là, et fricasser mon pigeon à déjeuner. Je ne déménage rien, vous savez. Je laisserai ici la carcasse d’Azor, ce fainéant qui s’étire sous les lanières. Drôles de figures feront les passants quand vous le descendrez sur le trottoir.

Michiels griffonnait le parlant à. Ses doigts se crispaient sur la plume et il avait eu grande peine à ouvrir son écritoire de poche. Et pourtant, malgré son effroi et son horreur, une irrésistible envie de demander à ce démon s’il ne pouvait rien sur sa gastrite, le tenait. L’homme lui semblait épouvantable, mais sa monstruosité même suscitait dans l’âme troublée du pauvre scribe un espoir malsain d’un remède inattendu, coupable peut-être, mais souverain. Il se sentait en proie aux tentations du misérable pensant à vendre son âme au diable.

L’autre s’était approché d’un trépied qui supportait une marmite chauffant au dessus de la flamme bleuâtre d’une lampe à esprit de vin. Il tournait le liquide avec une grande cuillère en bois. Doucement une vapeur montait, répandant une âpre odeur ne ressemblant à aucune de celles qui avaient jusque-là passé par les narines de Michiels.

— Voulez-vous boire une tasse ? C’est du thé de feuilles de Nénuphar-anthropophage. Je les ai cueillies moi-même dans les étangs qui servent de charniers au roi de Dahomey. On y jette les cadavres des nègres assommés dévotement dans les grandes solennités. Ces coquines de nymphéacées les sucent et les absorbent comme vous feriez d’un beefsteack. Il n’y a rien de tel que cette infusion pour retaper les vieux comme moi.

Et, soulevant la cuillère, il en versa le contenu dans l’entonnoir de son gosier.

Le long de l’échine de Michiels, la sueur perlait, comme s’il y buvait l’épouvante.

— Voici, dit-il d’une voix, méconnaissable, en délivrant le double.

— Et voilà le cas que j’en fais, reprit l’autre en essuyant dessus son bistouri. — Ceci n’est pas dit pour vous, mon brave, mais pour mon propriétaire. Ah ! que je voudrais le tenir ici, à la place de ce chien, qui me léchait, figurez-vous,