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Le cœur de Scipion se fendit ; il jeta un cri plus lamentable encore que celui du chien, en se précipitant sur lui et l’enlevant dans ses bras. Et puis, tout d’une course, il l’emporta.

Quand il fut arrivé à sa porte, une inquiétude le prit : qu’allait dire Annibal ?

La bête dégoûtait de sang et de boue ; elle gémissait par petits cris plaintifs, cependant apaisés. Scipion la coucha d’abord sur un linge, dans un coin, et puis, redressé, éloquent, les yeux pleins de larmes, il fit à son frère l’historique exact de son aventure. Il mimait les gestes forcenés des petits voyous et il jetait des cris pour imiter toute l’horrible souffrance du pauvre chien meurtri. C’est alors qu’il était intervenu, lui, comme tout autre l’aurait fait, bien sûr. Il aurait fallu être sans pitié pour passer tranquillement à côté de ce massacre. Et il ajouta, par un de ces coups d’éloquence qui font la fortune des orateurs :

— Ah ! c’est heureux pour ces drôles que tu ne te sois pas trouvé à ma place, toi qui ne peux souffrir qu’on opprime les faibles, les innocents, les petits… Tu aurais fait justice ; tu aurais châtié les coupables tout en protégeant la victime. Moi, j’y ai bien pensé ; mais le courage m’a manqué, et je me suis dit : Faisons du moins la moitié de la besogne que mon frère aurait faite ; et j’ai apporté le chien.

— Tu as bien fait, répondit Annibal. C’est juste ; il faut toujours secourir l’être qui souffre, celui-là serait-il un chien : Dieu l’a fait.

Scipion respira comme si on le déliait, et il courut près de la bête qui gisait, soufflante, geignant tout bas. Il la souleva, compta ses plaies, les lava, y versa l’huile du bon samaritain, et cela avec des délicatesses de main exquises, comme une femme qui aurait soigné un enfant. Même il l’apaisait, lui marmottant des paroles douces, des bégayements de nourrice ; il l’appelait :

— Mamette, Mamette ! ma mie !…

Puis il faillit pleurer parce que la bête, enfin soulagée, lui lécha les mains.