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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Presque rien n’est stable[1], et tout proche est le gouffre béant, l’infini du passé et de l’avenir où tout s’évanouit. N’est-il

    l’ἐνέργεια à deux catégories différentes : Τὸ ποιόν ou ἡ ποιότης, qui traduit en dialectique (cf. infra IX, 25, en note) l’abstraction exprimée en métaphysique par ἡ αἰτία, est le nom du second de leurs πρῶτα γένη (infra VI, 14, 1re note ; cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 93) : l’ἐνέργεια est (ibid., p. 101 ; infra VIII, 7, en note) une des catégories du πῶς ἔχον, comme la passivité, son contraire, comme la grandeur, la couleur, le temps, le lieu, le mouvement, etc. Si Marc-Aurèle, qui ne se piquait pas d’être un dialecticien (infra VII, 67), nomme ici, à côté du principe de tout mode de la matière, cet attribut des seuls vivants, c’est d’abord que, parmi « tout ce qui existe et tout ce qui naît », les êtres comptaient pour lui beaucoup plus que les choses ; c’est aussi parce que, quoique Stoïcien (supra IV, 21, note finale), il n’avait pas pris l’habitude de toujours ramener toutes les causes — fin, forme, temps, etc. — à une seule.

    Or, si jamais l’unité du principe efficient et de la cause finale est manifeste, c’est lorsque, sous les noms d’αἰτία et d’ἐνέργεια, on les considère dans le vivant. Nous sommes nés pour agir, sans doute : mais qu’est-ce qui agit en nous ? Le principe efficient et formel. Lorsque Marc-Aurèle lui-même oppose (IX, 31) τὰ ἀπὸ τῆς ἐκτὸς αἰτίας συμϐαίνοντα à τὰ παρὰ τὴν ἐξ ἡμῶν αἰτίαν ἐνεργούμενα, il est certain que pour lui la seconde au moins de ces αἰτίαι est une ἐνέργεια. On ne saurait donc voir en ces mots des termes contraires. Mais on peut toujours, en considérant la génération et l’évolution des êtres, distinguer un moment où l’αἰτία devient, un autre où elle cesse d’être une ἐνέργεια. Quand « l’homme s’est retiré, laissant la semence dans la matrice » (X, 26), la même « raison » (λόγος σπερματικός) incluse dans le germe, qui tout à l’heure encore était, chez le père (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 198), la faculté d’une âme vivante et active, n’est plus que le principe efficient de l’être à venir (infra X, 26 ; voir les notes). Αἰτίαι aussi, mais non ἐνέργειαι, tous les autres facteurs qui du germe feront le fœtus, et du fœtus l’enfant. À moins qu’on ne regarde toute cette genèse comme une œuvre de l’être parfait et unique, comme l’action d’une force ou faculté (δύναμις) de la nature : de ce point de vue, toute différence disparait entre ἐνέργειαι et αἰτίαι. C’est pour cela précisément que, lorsque ces deux noms se trouvent, comme ici, en présence et demandent à être distingués, on doit éviter le mot « nature » dans la traduction qu’on en donne.]

  1. [Couat : « Presque rien n’est stable ; près de nous, ce goufre infini… » — Il m’a semblé qu’ainsi groupés comme un substantif et son épithète ces deux derniers mots perdaient beaucoup de la valeur que le tour tout différent de la phrase grecque donnait aux mots ἄπειρον et ἀχανές, l’un sujet, l’autre attribut, détachés aux deux extrémités de la proposition. D’accord avec M. Couat, j’ai adopté ici la ponctuation de Coraï, qui, déplaçant le point qui est dans la vulgate après καὶ τὸ πάρεγγυς, fait de καὶ σχεδὸν οὐδὲν ἑστώς une phrase complète, et une seule expression de καὶ τὸ πάρεγγυς τόδε ἄπειρον. Dans cette expression, l’ordre des mots, qui est exactement le même que dans un passage des Philippiques (I, 19 : τὰς ἐπιστολιμαίους ταύτας δυνάμεις), et qui n’en est pas moins extraordinaire, mettrait en vedette l’adverbe πάρεγγυς, comme l’est l’adjectif ἐπιστολιμαίους dans le texte de Démosthène que je viens de citer. Cette intention de l’auteur est très bien rendue par le tour que M. Couat a donné au commencement de sa phrase. — Le changement de la ponctuation dans les textes anciens est toujours licite pour peu qu’il soit utile au sens : on ne peut guère contester qu’il s’impose ici. On doit aussi accorder à Coraï la restitution d’un article dans l’expression τοῦ τε παρῳχηκότος καὶ [τοῦ] μέλλοντος, — restitution moins nécessaire à la clarté qu’à la correction de la phrase. Mais je crois, comme M. Couat, qu’il serait téméraire d’aller plus loin. Si aisément qu’ait pu se commettre la faute qui eût réduit ἐνεστὼς à ἑστὼς après οὐδέν, et si spécieuse que soit ici l’opposition du présent (ὁ ἐνεστώς ; même expression plus bas, VII, 29) au passé et à l’avenir, nous ne pouvons faire la troisième correction que demande Coraï. La phrase σχεδὸν οὐδὲν ἑστὼς est aisée à comprendre : elle résume — en les atténuant (σχεδόν) — celles qui la précèdent. Au contraire, dans σχεδὸν οὐδὲν ἑνεστώς, que M. Michaut traduit par le « présent n’est presque rien », les grammairiens trouveront qu’il manque un article devant le sujet, et les philosophes