Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

supporter : je n’ajoute pas que personne ne se supporte soi-même qu’avec peine. Au milieu de ces ténèbres, de cette laideur, dans cet écoulement de la matière[1], du temps, du mouvement et des choses mues, je ne vois rien pour quoi nous puissions avoir de l’estime et un véritable attachement. Consolons-nous, au contraire, en attendant la dissolution naturelle, et pour ne pas nous tourmenter de cette attente, reposons-nous sur les vérités suivantes : d’abord, rien ne m’arrivera qui ne soit conforme à la nature universelle ; en second lieu, j’ai la liberté[2] de ne jamais agir contrairement à mon Dieu et à mon génie. Personne ne pourra me contraindre à lui désobéir.

11

Quel est donc l’usage que je fais [aujourd’hui] de mon âme ? Pose-toi cette question à chaque occasion, demande-toi : que se passe-t-il dans cette partie de moi-même qu’on appelle le principe directeur ? De qui ai-je maintenant l’âme ? d’un enfant ? d’un jeune homme ? d’une femme ? d’un tyran ? d’une bête domestique ? d’une bête sauvage[3] ?

12

Ce qui suit te montrera la valeur de ce que la plupart des hommes considèrent comme des biens. Si nous pensions[4] à certains biens réels et véritables, comme la prudence[5], la tempérance, la justice, le courage, après les avoir ainsi envisagés, nous ne pourrions pas entendre le mot du poète : « Tu

  1. [Couat : « substance. »]
  2. [Cf. infra V, 27, en note.]
  3. [κτήνους… θηρίου. Cf., au début de la pensée III, 16, l’opposition de βοσκημάτων et de θηρίων.]
  4. [Couat : « Si nous avions cette idée qu’il existe certains biens véritables. » — Ces mots m’ont paru traduire εἴ… τις ἐπινοήσειεν ὑπάρχειν plutôt qu’εἴ… τις ἐπινοήσειεν ὑπάρχοντα, que porte le texte. — Les biens véritables (τὰ ὡς ὰληθῶς ἀγαθὰ) et réels (ὑπάρχοντα) que Marc-Aurèle nomme ensuite : prudence, tempérance, justice et courage, sont en réalité tous les biens, — et non pas seulement certains d’entre eux, — puisqu’en ces quatre mots se résument toutes les vertus.]
  5. [Couat : « sagesse. » — Si ce mot peut traduire φρόνησις lorsque la φρόνησις est la seule vertu qu’on nomme (cf. supra V, 9, dernière note), il convient moins lorsqu’on la distingue des trois autres. La différence que marque Cicéron entre la sagesse (σοφία) et la prudence (φρόνησις) garde ici toute sa valeur.]