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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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Ne te laisse pas étourdir ; mais que tout mouvement de

    il s’oppose à ὕλη. Mais cette opposition même exige du traducteur une précision plus rigoureuse : ici et dans les passages semblables, elle m’a déterminé à rendre un seul mot du texte grec par une longue et lourde périphrase : « le principe efficient et formel. »

    D’ailleurs, le temps, la fin que je nommais tout à l’heure ne sont que rarement cités par Marc-Aurèle comme principes distincts. Il n’en compte en général que deux dans les choses, les deux qu’il oppose ici. C’est, au témoignage de Sénèque (ad Lucilium, LXV), la pure doctrine stoïcienne : Dicunt Stoïci nostri duo esse in rerum natura, ex quibus omnia fiant, causam et materiam. Pour le Portique, les quatre causes d’Aristote, les cinq de Platon (qui compte l’idée comme cause) sont ou trop ou trop peu nombreuses, aut nimium multa, aut nimium pauca : trop peu, si Aristote et Platon négligent le temps, le lieu, le mouvement ; trop, si l’unité de la matière implique l’unité de la cause, et si, en effet, l’idée, la forme et la fin ne sont que des causes secondaires dépendant de celle qui crée : ex una pendent, ex ea quae faciet. — Les seuls mots matière et cause (et non : forme) traduiraient donc à la rigueur l’opposition d’αἰτιῶδες à ύλικόν.

    On a vu (IV, 14) ou l’on verra (IX, 25 ; X, 26) comment λόγος σπερματικὸς et ποιότης deviennent, à l’occasion, synonymes d’αἴτιον. De son côté, ὕλη a aussi un synonyme : la substance (οὐσία, οὐσιῶδες) est pour un Stoïcien l’autre nom de la matière. À la 11e pensée du livre VIII, ύλικόν et οὐσιῶδες désignent le même principe, par opposition à αἰτιῶδες et à χρόνος ; un peu plus haut (VII, 10), il est dit que toute matière (ἕνυλον) doit rentrer dans la substance (οὐσία) universelle, de même que dans la raison universelle se perd toute cause, et toute mémoire dans le temps. Αἴτιον, ποιότης, λόγος σπερματικὸς d’un côté, ὕλη, οὐσία de l’autre forment ainsi deux groupes antithétiques, dont l’opposition, comme en témoigne l’expression λόγος σπερματικὸς elle-même, n’est pourtant pas absolument rigoureuse : rien pour les Stoïciens n’étant immatériel, pas même ce qu’ils distinguent de la matière. C’est pour cela sans doute que l’auteur des Pensées ne peut se représenter la destinée de l’âme que d’après celle du corps : Platon, qui oppose l’une à l’autre, constatant comme Marc-Aurèle que le corps lui-même ne se décompose pas aussitôt enseveli, en avait tiré une présomption en faveur de l’immortalité (Phédon, 80 c). — Quoi qu’il en soit, un Stoïcien peut trouver son compte à l’opposition du principe efficient et de la matière. Le texte que j’ai cité plus haut (VII, 10) pourrait venir à la suite de la présente pensée : il en explique la dernière phrase.

    En somme, le raisonnement par analogie qui remplit cet article, si simple qu’il soit et si banal qu’il semble (les mots ἄν τις, dans la phrase contestée par Nauck, en sont l’aveu), est la traduction expressive et familière d’une théorie métaphysique dont « la division en principe efficient et en matière » résume toutes les affirmations essentielles : 1o L’âme et le corps s’opposent comme αἰτία et ὕλη ; ainsi s’expliquent, en dehors de l’analogie qui prédomine, les divergences de leurs destinées (cf. la fin de la 3e note à cette même pensée). — 2o Le monde est un ; il n’y a en lui qu’un principe efficient et qu’une matière (IV, 40), celle-ci faite de terre et d’eau, celui-là d’air et de flamme plus ou moins subtile et pure. Ainsi s’explique le retour à l’être universel (cf. IV, 14) de tout ce qui constitua l’individu. — 3o Sauf une partie irréductible et toujours intacte, la ποιότης (cf. supra IV, 14, note 2), qui est l’identité même du vivant, le principe efficient (V, 23), comme la matière, est instable : les éléments se mêlent et se transforment l’un en l’autre ; ce qui est aujourd’hui matière inerte sera demain matière active, c’est-à-dire principe efficient et formel ; le départ qu’on fait de l’une et de l’autre dans un être individuel ou dans l’être total n’est donc exact que pour le moment où on le fait… Ainsi s’expliquent et la vie humaine et la vie universelle. — 4o Dans l’âme elle-même, principe efficient et formel de l’homme, on peut distinguer un principe efficient — la raison, âme de l’âme — et une matière — τὸ ἁερῶδες ἢ πυρῶδες — qui l’entretient seule, quand le corps fait défaut : ainsi s’expliquerait la survivance.

    De la dernière phrase ainsi comprise (cf. aussi IV, 40) il est aisé de déduire une définition. Si l’âme et le corps s’opposent comme αἰτία et ὕλη, c’est que l’âme est vraiment la cause du corps, αἰτία τοῦ σώματος. Aristote avait dit (De l’âme, II, p. 412, B, 6) : « l’entéléchie première d’un corps naturel organisé. » Les deux formules semblent voisines ; les doctrines sont en réalité fort divergentes. Sans doute, toutes