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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

dans la raison séminale[1] de l’univers, et laissent ainsi de la place à celles qui viennent habiter dans les mêmes lieux. Voilà ce qu’on pourrait répondre dans l’hypothèse de la survivance des âmes[2].

Il faut d’ailleurs considérer non seulement la multitude des corps ensevelis, mais encore celle des êtres vivants que nous

    dissiper » traduirait διασκεδἁννυσθαι, plutôt que χεῖσθαι : διασκεδἁννυσθαι, σκέδασις, σκεδασμὸς ne sont jamais employés par Marc-Aurèle (cf. surtout VII, 32 ; IX, 39 ; X, 7) que lorsqu’il nous place dans l’hypothèse atomiste ; au contraire, χεῖσθαι a un sens tout stoïcien que Marc-Aurèle précise lorsqu’il déclare que « l’expansion est une tension » : ἡ χύσις τάσις ἐστίς (VIII, 57). Il emploie ces mots quand il parle de l’intelligence ou du soleil (VIII, 54, 57), qui « se répandent partout, mais sans s’écouler ». Encore est-il nécessaire, et plus même en français qu’en grec, d’ajouter cette restriction pour se faire entendre. Car, pour le lecteur qui n’est pas averti, « se répandre, » qu’est-ce autre chose que « s’écouler » ? Les mots « se subtilisent », que j’ai écrits ci-dessus, m’ont paru exprimer, en somme, l’essentiel de la χύσις stoïcienne : l’extrême fluidité qu’acquièrent les âmes, la tension qui en épand et en retient la substance, la transformation intime qui les assimile à la pure intelligence et à la lumière. — Remarquer qu’ainsi entendu le mot χέονται, au milieu de ce beau raisonnement par analogie, distingue le sort futur des âmes du devenir des corps : on ne saurait, en effet, découvrir dans la « dissolution » des corps la même « tension » intérieure que dans l’« expansion » des âmes. C’est que les unes sont principe efficient, les autres matière inerte.]

  1. [Var. : « au principe générateur. » — Cf. supra IV, 14, et la seconde note. Voir aussi la première note de la présente pensée.]
  2. [Je maintiens dans le texte — en corrigeant dans la traduction de M. Couat « persistance » en « survivance » — une phrase que celui-ci, après Nauck et comme M. Michaut, se déclare en note « fortement tenté d’attribuer à un scribe » : Τοῦτο δ′ ἄν τις ἀποκρίναιτο ἐφ′ ύποθέσει τοῦ τὰς ψυχὰς διαμένειν. Il me semble que si on la condamne, ce ne peut être que pour le mot ύποθέσει, le plus significatif, et, de par la place qu’il occupe à la fin ou plutôt en dehors de la phrase même, le seul en relief de cette prétendue glose. De toute la pensée, ce mot est le seul qui mette en doute la survivance : même la première phrase, qui commence par εἰ, n’implique pas la possibilité de l’idée contraire : car « si » peut signifier « puisque ». Or, à la fin du passage, dans l’une des deux phrases qui résument, en la traduisant en termes métaphysiques, la démonstration de Marc-Aurèle et font valoir sa méthode, nous rencontrons le mot « vérité ». Comment arriver à la vérité ? se demande-t-il. Si l’on pouvait croire à l’intégrité du texte traditionnel, il serait trop aisé de lui répondre : En ne raisonnant que sur des dogmes sûrs. — Il est évident qu’en écartant la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις…, Nauck et A. Couat ont résolu tout conflit entre « hypothèse » et « vérité ».

    Mais si l’un de ces deux mots est nécessaire à la pensée, n’est-ce pas plutôt le premier ? La meilleure preuve qu’on puisse se donner de l’immortalité ou de la survivance, c’est la raison qu’on a de la défendre ; or, nous voyons ici même que pour Marc-Aurèle la survivance est sans intérêt, puisqu’il ne s’agit guère que de la limiter (cf. la fin de la présente note) ; et dans l’ensemble de son livre il est certain (cf. les dernières lignes de la note finale) que c’est l’idée contraire qui prédomine. Contester la phrase τοῦτο δ′ ἄν τις…, c’est donc mettre en cause la doctrine même de Marc-Aurèle. Ce n’est pas cette ligne, c’est la fin de la pensée qui, à cause d’elle, doit être ou retranchée ou retouchée : nous verrons (deux notes plus bas) qu’on peut se contenter d’une correction très légère.

    On remarquera la place de la phrase contestée par Nauck que nous croyons pouvoir restituer à Marc-Aurèle. Elle a, du premier mot « voilà » jusqu’à la dernière proposition, qui reprend les termes mêmes et rappelle les conditions de la question posée, l’allure d’une conclusion : or, les explications qu’elle devrait achever se continuent après elle. Est-ce une raison nouvelle de la condamner, ou de déclarer la pensée