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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Tout ce qui est beau de quelque façon que ce soit est beau par soi-même d’une beauté propre dans laquelle l’éloge qu’on en fait ne peut entrer comme une partie. Un objet ne devient donc ni meilleur ni pire par le fait d’être loué. Cette vérité s’applique même aux choses communément[1] appelées belles, telles que les objets matériels, les œuvres d’art. En quoi donc la vraie beauté a-t-elle besoin d’être louée[2] ? Pas plus que la loi, que la vérité, que la bonté, que la pudeur. Y a-t-il une seule de ces choses qui devienne belle parce qu’on la loue ? en est-ce fait d’elle[3] parce qu’on la blâme ? L’émeraude perd-elle de sa valeur si on ne la loue pas ? Et l’or, [l’ivoire,] la pourpre, une lyre, un poignard, une fleur, un arbuste ?

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Si les âmes survivent[4], comment l’air les contient-il [depuis] toujours ? — Mais comment la terre suffit-elle à contenir tant de cadavres qui y sont ensevelis depuis si longtemps ? De même qu’après une certaine durée[5] dans la terre, le changement et la dissolution que subissent les corps font de la place à d’autres, de même les âmes, transportées dans les régions aériennes, après y avoir séjourné quelque temps, se transforment, se subtilisent[6], s’enflamment, pour retourner

    dire — le paragraphe 20 le prouve clairement — qu’en recherchant la louange, laquelle est étrangère aux choses louées, on oublie ces choses elles-mêmes et leur valeur propre. Il annonce qu’il va le démontrer. Pour obtenir ce sens, que j’ai adopté dans ma traduction, il suffit de lire παρεὶς au lieu de παρές, ἐχόμενος au lieu de ἐχόμενον, et d’ajouter un futur analogue à ὄψει. Je ne me permettrais pas de telles hypothèses si l’altération du texte n’était pas évidente. Beaucoup de corrections ont été proposées ; aucune ne m’a paru claire. Je lis donc : « παρεὶς γὰρ νῦν ἀκαίρως τὴν φυσικὴν δόσιν ἄλλου τινὸς ἐχόμενος λόγου λοιπὸν ὄψει. »

  1. [Couat : « vulgairement ; » plus loin : « ceux (les objets)… que fabriquent les artisans. » — J’ai essayé plus haut (II, 10, en note) de distinguer κοινότερον d’ὶδιωτικῶς. Bien que Marc-Aurèle ne reconnaisse qu’une « vraie beauté », la beauté morale, il n’y a point pour lui de « vulgarité » à trouver beau un ouvrage de la nature (cf. supra III, 2), ou même un chef-d’œuvre. L’interprétation de κοινότερον entraînait celle de τεχνικῶν.]
  2. [Conjecture de Schultz : ἐπαίνου τινός. L’accentuation de τινός semble indiquer, en effet, la chute, avant lui, d’un mot paroxyton.]
  3. [Var. : « ou laide parce qu’on la blâme ? »]
  4. [Voir cette note à la suite des Pensées, où nous avons dû la reporter.]
  5. πρὸς ἤντινα ἐπιδιαμονήν. — Casaubon a changé πρὸς ἤντινα en μετὰ ποσήν τινα. Cette correction, [qui ne suppose que la chute du mot μετὰ dans un manuscrit,] me paraît tout à fait nécessaire ; πρὸς n’a pas de sens.
  6. [Pierron et Couat : « se dissipent. » — « Se dissiper, » c’est presque « se perdre » : et rien ne se perd ; c’est « se disperser » : or la dispersion est un désordre (IX, 39 : κυκέων καὶ σκεδασμός), et le monde est tout ordre et toute harmonie. Le mot « se