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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

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Beaucoup de grains d’encens sont déposés sur le même

    celle-là se retrouve toujours sous celle-ci, puisque la matière ne cesse de se transformer ; et il faut qu’il n’y ait qu’une raison séminale au monde, puisque (infra IV, 40) « l’univers n’est qu’un seul être, n’ayant qu’une matière et qu’une âme ». On rencontrera, cependant, en d’autres parties des Pensées, soit le pluriel de cette expression (VI, 24 : σπερματικοὺς λόγους ;), soit le pluriel d’une périphrase équivalente (IX, 1, in fine : λόγους… καὶ δυνάμεις γονίμους). C’est que, tout étant matériel, même ce qu’on distingue de la matière, tout est quantité, et quantité finie ; donc tout se partage, la raison séminale comme la matière brute (cf. infra XII, 30). Si l’on peut distinguer, bien que le monde soit un tout et la matière instable, les déterminations de la matière du monde, on peut attribuer à chacune comme principe antérieur à elle une raison séminale, qui n’est qu’une partie de la raison universelle : si ce qu’on appelle notre vie est la durée d’une de ces déterminations, pendant toute notre vie persiste en nous la raison séminale qui nous a fait naître et qui est devenue une partie de notre identité. Car, pour la matière, elle ne cesse de circuler entre les mille et mille déterminations dont l’ensemble est la forme du monde, sans se fixer jamais, ne fût-ce que ce temps si court qui est une vie.

    Nous verrons plus bas (IV, 21, 1re note ; V, 33, note finale ; V, 23, 2e et 3e notes) que certaines parties de l’âme elle-même sont instables : celle-ci, qu’on peut définir (infra IV, 21, dernière note ; IV, 40, 1re note) le « principe efficient et formel », ou plus simplement la « cause » (αἰτία) du corps a un moment donné, — j’ajoute ces quatre mots à cause des renouvellements incessants qui se font en elle, — est en réalité une somme (X, 26), celle des « causes » (αἰτίαι) particulières qui ont fait l’homme tel qu’il est en ce moment. Certaines de ces causes seulement demeurent en nous (Posidonius, dans Stobée, l. l.) de la naissance jusqu’à la mort (ἀπὸ τῆς γενέσεως μέχρι τῆς ἀναιρέσεως) : ce sont elles vraiment qui nous définissent ; c’est en elles que réside notre identité (τοὺς aὺτοὺς ἡμᾶς εἷναι, ibid.), non dans l’âme (ou « principe efficient ») tout entière, et encore moins dans le corps (ou « matière » inerte). On les appelle la « qualité », si ce mot peut traduire le grec ποιότης), et s’il peut être de mise dans un système matérialiste.

    On me pardonnera ce développement accessoire, s’il peut permettre de préciser la différence de sens qui sépare trois expressions souvent considérées comme synonymes : λόγος σπερματικός, ποιότης, αἰτία. La « raison séminale » est la première des « causes » stables qui feront l’âme et l’identité (ou la « qualité ») d’un être futur : c’est un λόγος ἐνδέης γενέσεως, dit Plutarque (Quaest. conviv. II, 3, 3, 4). Elle appartient encore à l’être créateur ; c’est son pouvoir, et c’est l’être à créer tant qu’il le garde en lui. C’est (et dans ce sens l’expression est ordinairement au pluriel parce que l’homme peut avoir plusieurs enfants) une des puissances (δυνάμεις) ou facultés que les Stoïciens distinguaient dans notre âme (Zeller, III3, p. 160 et 198), conçue comme une réduction de l’âme du monde : ils disaient que les « raisons séminales » sont détachées de toutes les parties de l’âme et recueillies dans le corps tout entier (Zeller, III3, p. 150, note 1 ; 152, note 2), qu’il s’agît d’un homme ou de l’être unique. — Par opposition à celles-ci, la ποιότης (ou « qualité ») détermine l’être créé, le distingue de tout autre, le distingue et l’affranchit même de son père, le distingue mais ne l’affranchit pas de l’être universel, dont toute créature n’est qu’une partie.

    C’est lui, on l’a compris, que, dans le passage qui nous occupe, désignent les mots τῷ γεννήσαντι (« l’être qui t’a engendré »). À la fin de la pensée, le mot μεταϐολὴ est un terme générique. Le changement qu’il désigne ici — qu’il se fasse d’un seul coup ou par degrés (cf. infra IV, 21) — est l’inverse de celui qui nous a donné l’être et qui avait consisté dans un passage de la « raison séminale » à la « qualité ». Bien que distinct des changements incessants qui font le cours de la vie, et qui n’affectent en nous que la matière, mais nous laissent notre identité, ce changement total — la mort — ne doit pas nous effrayer plus que les autres, si, comprenant que l’identité n’implique pas l’indépendance (ἐνυπέστης ὡς μέρος), nous nous sentons solidaires du monde et mettons toute vie en lui. Ainsi comprise, la mort n’est pas une disparition