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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

arraché, comme disait Socrate, à la passivité[1] de la vie des sens, qui s’est soumis lui-même aux Dieux et qui s’intéresse aux hommes ; si tu trouves tout le reste petit et sans prix à côté de ce génie, ne te laisse jamais incliner ni détourner vers autre chose, ne laisse le champ libre à rien qui puisse te distraire d’honorer avant tout ce bien spécial qui est tien. À ce bien conforme à la raison et au service de la cité[2], rien d’étranger n’a le droit de faire obstacle, par exemple la louange des hommes, le pouvoir, la richesse, le plaisir : toutes ces jouissances peuvent paraître s’accorder un moment avec lui, mais elles l’asservissent tout à coup et l’égarent. Toi donc, je le répète, choisis librement et simplement ce qui vaut mieux[3], et restes-y attaché. — Mais ce qui vaut mieux, c’est l’utile. — Au point de vue de l’être raisonnable, oui, l’utile ; et poursuis-le. Mais l’utile au regard de l’animal ? J’attends la preuve, et t’engage à veiller sans orgueil sur ton jugement[4] : tâche seulement de ne point te tromper dans ton examen.

  1. [Couat : « aux passions des sens. » — Πεῗσις n’est point πάθος. Les Stoïciens (III, 16, 3e note) nomment passion (πάθος) un mouvement déraisonnable de l’âme. Comme l’établit le présent texte (cf. encore V, 26, 2e note ; VII, 55 : τὰς σωματικὰς πείσεις), la πεῗσις est un état du corps qui s’oppose (VI, 51 ; IX, 16) à l’activité libre (πρᾶξις ou ἐνέργεια) de la raison. Il arrive d’ailleurs dans cet ouvrage — 2 fois sur 9 (VII, 66 ; IX, 41) — que πάθος tienne lieu de πεῗσις ; mais la réciproque n’est pas vraie. Ici, l’opposition de la φαντασία à l’αἰσθητικὴ πεῗσις (cf. infra III, 16, 5e note ; V, 26, avant-dernière note) est celle des sensations surtout représentatives aux sensations surtout affectives, ces dernières étant d’ailleurs distinguées des sentiments (ὁρμαί).]
  2. [ἀντικαθῆσθαι γὰρ τῷ λογικῷ καὶ ποιητικῷ ἀγαθῷ. — Ποιητικῷ est la leçon des manuscrits ; elle est peu claire, et je préfère πολιτικῷ, adopté par Gataker et bien plus conforme à la doctrine de Marc-Aurèle, qui rapproche souvent les deux mots λογικὸς et πολιτικός. Ce rapprochement est particulièrement à remarquer [d’abord] à la seconde pensée du livre X, où l’auteur développe le même point, l’opposition entre ce qui est utile selon la nature raisonnable et ce qui l’est selon la nature animale : « ἔστι δὲ τὸ λογοκὸν εὐθὺς καὶ πολιτικόν ; » [puis à la fin de la 44e pensée du livre VI, où il reprend encore une fois sa théorie de l’utile : « συμφέρει δὲ έκάστῳ τὸ κατὰ τὴν ἑαυτοῦ κατασκευὴν καί φύσιν ἡ δἑ ἑμἡ φύσις λογικἡ καὶ πολιτική). »]
  3. [Couat : « le souverain bien. » — Mêmes mots changés à la phrase suivante. J’ai tenu à conserver en français le comparatif (τὸ κρεῖττον, et non τὸ ἄριστον) du texte grec : Il n’y a jamais, veut dire ici Marc-Aurèle, que deux partis à prendre.]
  4. [Couat : « Montre-nous la chose, et préserve ton jugement de toute vanité. » — Nous donnons ici au verbe ἀποφαίνεσθαι le sens qu’il a d’ordinaire chez Marc-Aurèle (cf. VII, 33 ; VIII, 28 ; IX, 15). Le paragraphe suivant et deux textes déjà cités (VI, 44 ; X, 2) peuvent servir au commentaire de cette fin de pensée ; ils affirment que cela seulement qui est utile à l’homme en tant qu’être raisonnable est bien. Mais entre ce qui est utile à l’homme en tant qu’animal et le bien, on ne peut établir (ἀποφαίνεσθαι) une identité. Qui affirme cette identité se trompe (qu’il y prenne garde : φύλασσε τὴν κρισιν) ; — et, vraiment, il ne se flatte point (ἀτυφως). Enfin, il peut être malaisé de déterminer (ὲξέτασιν ποιεῖσθαι) à coup sûr (ἀσφαλῶς) ce qui est utile à l’animal, comme le sage dit à coup sûr ce qui est utile à l’être raisonnable.]